L'amour-propre est-il un péché ?
Il nous faut absolument, chers lecteurs non jansénistes, compléter le billet du 30 janvier dernier, . Vous vous souvenez que je résumais la psychanalyse proposée par Rousseau par un carré qui disait que l’amour-propre, c’est-à-dire le besoin d’estime, se décomposait en 4 passions tristes : la vanité et le mépris, la honte et l’envie. Fort bien, mais le besoin d’estime n’engendre-t-il que des passions tristes ? Les hommes sont-ils vraiment toujours en concurrence les uns avec les autres pour remporter la palme ? Cela signifierait que l’amour et l’amitié sont impossibles, juste des discours illusoires ou hypocrites. Certains penseurs jansénistes comme Blaise Pascal ou Pierre Bourdieu disent cela.
J’aimerais faire avec vous une hypothèse plus optimiste, c’est qu’il est possible de partager équitablement l’estime, de manifester une bienveillance sincère avec autrui, et que cela s’appelle justement l’amour et l’amitié. Si ces sentiments existent, je crois qu’on peut les définir comme une réciprocité de l’estime. Si votre ami vous méprise, il n’est plus votre ami. Pareil, si c’est vous qui le méprisez. Méfions-nous aussi du sentiment d’infériorité de l’un des partenaires qui peut se retourner en recherche de supériorité.
Alors, l’amour et l’amitié existent-ils vraiment, ou bien ne sont-ils qu’une ruse, une posture, une trêve, dans la guerre de chacun contre tous, une alliance intéressée, provisoire et égoïste ?
Nous remarquerons que si on définit l’amitié comme un échange réciproque d’estime, j’y reçois autant que je donne et l’amour-propre de tout le monde est content. En ce sens, un certain égoïsme est non seulement acceptable, mais même nécessaire. Qui veut faire l’ange fait la bête… Ce qui rend peut-être l’amitié possible, c’est qu’elle est « le plus réjouissant des sentiments ». Je tiens la formule de Paul Diel. L’amitié est plus réjouissante que la vanité, organiquement liée à la honte de soi et qui détériore les liens. En effet, ces deux sentiments, qu’on peut aussi nommer sentiment d’infériorité et supériorité, sont intimement liés, l’un étant la compensation de l’autre. Ils sont des poisons qui nourrissent des ruminations moroses.
Voilà pourquoi, si l’amour-propre de chacun est satisfait dans l’amitié, il faut s’en réjouir, contrairement à une tradition d’origine augustinienne qui dit que là où il y a plaisir, il y a péché. Ne croyez pas cette rumeur janséniste ! Si l’amitié doit être un horrible sacrifice de soi, alors, elle devient tout simplement impossible parce que contraire à notre nature. Si elle est la meilleure source de contentement, peut-être redevient-elle possible.
À condition de n’être pas submergé par les passions tristes, ou de parvenir à les maîtriser afin d’embrayer des engrenages plus agréables.
Photo : un chêne content de soi.