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Proust, Champollion et la théorie des deux moi



J’ai souvent combattu l’idée de Proust que les grands artistes auraient deux moi, un moi vulgaire, mesquin, médisant, arriviste, et un moi précieux qui produit des "œuvres divines".

Trop facile ! J’écris ce que je ne fais pas et je fais le contraire de ce que j’écris. Ça ne va du tout ! La justesse et la justice consistent à accorder les mots et les choses. On dira même que les actions comptent plus que les mots qui sont souvent des leurres, les pilules dorées, les mensonges, des hypocrisies, les balles liftées… Bergotte a écrit des livres divins mais dans la vraie vie, il a une barbiche et un nez en colimaçon, il médit de Swann et il courtise des duchesses pour obtenir une place à l’Académie…

Et pourtant, et pourtant... C'est bien le rôle du rêve de dépasser la pauvre réalité. Il n'y aurait plus d'artistes si on les étendait tous sur un lit de Procuste et si on les étirait aux proportions de leurs œuvres. Regardez Baudelaire : dans sa correspondance, il ne parle que d’argent car il en manquait horriblement et il était toujours à en réclamer à sa mère en faisant du chantage qu’il allait devenir fou s’il n’avait dix-mille francs à la fin de la semaine pour payer son loyer et s’acheter des buches. Mais il a écrit Les Fleurs du mal, les plus déchirants poèmes de la langue française. Que serions-nous sans Les Fleurs du mal ? Après, Proust oublie de dire que les deux moi communiquent et font système.

Personnellement, c’est pas pour me vanter, mais j’ai lu tout Proust, tout Péguy, tout Giono et tout Leroux, soit une bonne vingtaine de tomes Pléiade. Quand je dis lu, je veux dire médité pendant 40 ans, critiqué, discuté ; j’en ai douté, écrit, fait des morceaux choisis et des portraits. Il me semble que cela me donnerait accès à une œuvre qui serait elle-même nourrie de ces quatre auteurs. Il existe des spécialistes de Proust, des spécialistes de Giono, des spécialistes de Péguy, de Leroux beaucoup moins, mais de vrais connaisseurs des 4, aucun. Je peux affirmer, tranquille, que je suis le seul au monde, capable par conséquent de déchiffrer l'œuvre-monde, l'œuvre-océan qui serait inspirée pas ces quatre auteurs, qui en serait une sorte de synthèse.

Imaginons encore que, dans la vie réelle, l’auteur de cette œuvre inspirée ait des défauts, peut-être de gros défauts et se soit rendu insupportable à certains de ses voisins à cause de son mauvais caractère. Que faire ? Donner raison à ces voisins qui voient cet homme avec leurs yeux extérieurs ? Évidemment ! Mais si cet homme était Champollion, devrais-je faire un grand trou, enfouir des travaux dans ce trou et poser dessus un roc insurmontable? Ce n’est pas ce qu’a fait la fille de Vinteuil, vous savez, le musicien dans la Recherche, qui s’est crevée les yeux pendant de longues nuits de veille pour restituer avec sa copine les grimoires illisibles laissés par son père et qui ont donné lieu au sublime septuor.

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