Les livres ou la vie : il faut choisir
Don Quichotte avait trop lu de romans de chevalerie dans sa jeunesse et il a fini par prendre des moulins à vent pour des géants, Emma Bovary avait trop lu de romans d'amour quand elle était petite et vous avez vu ce qui lui est arrivé. René Girard a pris ces deux exemples dans Mensonge romantique et vérité romanesque pour illustrer les dangers de l'imitation par les livres. Magnifique démonstration.
Mais il y a un troisième auteur à ajouter, c'est Montaigne. Qu'est-ce qu'il a fait Montaigne ? Il a trop lu Plutarque et Sénèque quand il était petit et il a eu l'esprit complètement retourné par les anciens Romains et par le stoïcisme. Et, en plus, son père lui avait fait apprendre le latin comme première langue avant le français ou le gascon en lui donnant comme nourrice… un précepteur allemand ne lui parlant que latin.
Le résultat, c’est que Montaigne devint un rat de bibliothèque retiré dans sa tour comme dans un fromage de livres et qu’il a bourré ses Essais de citations latines à la grande joie des profs, grammairiens, érudits et autres scholars.
Montaigne avait été très impressionné par le courage de la Boétie mort de la peste et par les souffrances de son père mort de la maladie de la pierre. Et il pensait que c’était héréditaire. Or les stoïciens lui enseignaient qu’il ne fallait pas vivre autant qu’on pouvait mais autant qu’on voulait. Il était obsédé par le souvenir de Sénèque qui s’était ouvert les veines dans sa baignoire et plus encore de Caton qui s’était fait hara-kiri devant tout le monde après la bataille de Pharsale. « Rampant dans le limon de la terre, je ne manque pas de remarquer jusque dans les nues, la hauteur inimitable de certaines âmes héroïques. Représentez-vous toujours en imagination Caton, Phocion et Aristide."
Mais lui, Michel, aurait-il un pareil courage ? D'où angoisses, transpirations et insomnies…
Jusqu’au jour où il envoya tout promener et changea de maître : « Caton toujours monté sur ses grands chevaux. Socrate marche par terre." (III, 12) Socrate qui n’écrivit pas une ligne et qui disait que tout ce qu’il savait, c’est qu’il ne savait rien. « À quoi bon ces sommets de la philosophie sur lesquels aucun être humain de peut s’établir et ces règles qui excèdent notre usage et notre force. » (III, 9) « Je me contente d’une mort repliée sur elle-même, en rapport avec ma vie retirée et privée. À l’opposé de la superstition des Romains où l’on jugeait malheureux celui qui mourait sans parler. » (III, 9)
Michel s’aperçut que les paysans savaient mourir sans faire d’histoire mieux que les philosophes. « Les pauvres gens disséminés à terre supportent la misère et la mort sans Aristote ni Caton » (III 12) Les bêtes elles-mêmes sont de bons maîtres de philosophie. « Tenons dorénavant école de bêtise. » (III, 12) "Faisons vœu de pauvreté en esprit." (III, 12)
C’est tout le savoir livresque, théorique, intellectuel, académique dont Montaigne finit pas se délivrer, ayant enfin compris que la sagesse n’a rien à voir avec le savoir. Quelques citations entre cent :
« Mieux vaut jouer à la paume que revenir l’âme bouffie de tant d’années passées à apprendre le latin et le grec."
« Toute autre science est préjudiciable à celui qui n’a pas la science de la bonté. »
« Savoir par cœur n’est pas savoir. » Il y a autant à apprendre « de la malice d’un page, de la sottise d’un valet, d’un propos de table. »
« Le signe distinctif le plus net de la sagesse est une constante bonne humeur. »
« Les artisans, laboureurs, plus sages que les recteurs d’université. »
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