Les guépards et les chacals
Comme on avait fini de regarder l’excellent En thérapie sur Arte, Michèle m’a demandé de nous trouver quelque chose sur Netflix. Après avoir un peu reniflé sans succès, j’ai eu la surprise de tomber sur Le Guépard. J’ai un peu mis pour voir et suis retombé sous le charme dès les premières images, cette sublime propriété surmontée par la montagne aride et la musique envoûtante de Nino Rota. Tout est beau, la cabane du pauvre comme le palais des riches et on ne peut s’empêcher de se demander quelle malédiction a fait tomber la modernité dans la chiennerie, avec ses pubs qui défigurent la France, sa matière plastique, ses couleurs criardes, son C02, ses pesticides, etc… L'aristocrate Visconti était communiste et n’édulcore rien de la misère populaire. Son sujet, comme celui de Balzac ou de Proust, comme aussi celui de Downtown Abbey, c’est la fin de l’aristocratie.
Chez Balzac, on voit des filles entêtées de quartiers de noblesse finir dans le lit d’un vieillard. Le prince Salina est plus pragmatique et marie son neveu avec la fille du bourgeois plein de lires comme dans La recherche de Proust, le prince de Guermantes se résout à épouser Madame Verdurin. Impossible de condamner l’ancienne caste privilégiée sans nostalgie… Ah, l’inoubliable Burt Lancaster ! Quelle élégance, quel style, quelle classe ! Et comme il a raison de prophétiser qu’en fait de démocratie, les guépards vont être remplacés par les chacals.
J’ai pensé à Stendhal aussi : l’inclination tendre du prince Salina pour son neveu Tancrède est comme celle de La Sanseverina pour son neveu Fabrice : intéressant clinamen dans l’affection filiale. Tancrède s’engage auprès des chemises rouges de Garibaldi comme Fabrice court rejoindre Napoléon à Waterloo, mais c’est moins par idéalisme que par un utilitarisme qui confine au cynisme : feindre d’épouser ce qu’on ne peut empêcher pour que rien ne change. Le prince Salina est plus complexe, ce qui le rapprocherait du comte Mosca et de sa realpolitik. Salina est prêt au compromis pour sauver ce qui peut être sauvé mais il est hanté par la décadence et traversé par des pensées morbides. Il contemple longuement La Mort du juste de Greuze et, dans les dernières images, on le voit à l’aube, quand le bal est fini, agenouillé dans la poussière d'un bas quartier de Palerme devant un prêtre suivi de l’enfant de chœur qui agite un grelot, pressés d’apporter l’extrême onction dans un taudis.
J’ai toujours partagé l’attachement de Visconti pour la décadence. Combien de fois ai-je visité des fermes abandonnées comme Gerbaud ou Bouquet, des hôtels fermés comme l’Hôtel de la forêt à Vizzavone, des usines à l’arrêt… Pourtant, Il Guattopardo, c’est aussi la jeunesse, la beauté et l’amour : Ah ! l’éblouissante entrée de Claudia Cardinale dans le palais du Prince et les baisers volés par Alain Delon sur les matelas retournés des chambres désaffectées …
Franchement, revoyez ce film !
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