La ruine de Troie n'a servi à rien !
Nous avons le marquis de Sade et les séries policières, les Chrétiens avaient les supplices et les martyrs, les Chiites ont l'Achoura, les Romains avaient les jeux du cirque, les Grecs avaient les tragédies. Chaque culture aurait-elle ses exutoires pour purger son voyeurisme en matière de cruauté ?
M'étant replongé dans les tragiques athéniens, je suis frappé par l'obsession de la violence et l'inventivité dont les vieux poètes faisaient preuve pour remporter le prix des fêtes de Dionysos :
un fils qui tue son père, un fils qui éventre sa mère, une mère qui tue ses enfants, un père qui sacrifie sa fille, une femme qui transperce son époux dans son bain, des frères qui s’entretuent, une jeune fille emmurée vivante, une mère qui doit choisir entre sa vie ou celle de son enfant, un bébé qu’on précipite du haut d’une tour, une mère qui venge la mort de son fils en aveuglant le criminel après avoir massacré ses deux fils, les supplices du foie dévoré par un vautour, de la tunique ardente, des yeux crevés, sans compter l'histoire du garçon qui fait l’amour avec sa mère, des filles réduites à la condition d’esclaves sexuelles, de l'épouse qui s'accouple avec un taureau, etc., etc. Les Athéniens étaient avides de sensations fortes !
D'ailleurs, la tragédie, comme son nom l'indique, le chant du bouc, tire son origine du culte d'un dieu sauvage et cruel, Dionysos, inspirant des sacrifices humains, des démembrements de victimes, des immolations de nourrissons, du cannibalisme. Arrachées à la décence de leur vie familiale, les femmes prises de furie, se mettent à allaiter des fauves, s'offrent à tout venant, se font flageller, déchirent leurs victimes jusqu'à se faire elles-mêmes mettre en pièce. Nietzsche a beaucoup rêvé autour de ce qu'il croyait être une fraternité archaïque, Georges Bataille aussi et Giono.
Il y a quand même une différence, c'est la pitié. Le sadisme est le contraire de la pitié puisqu'il est précisément jouissance de la souffrance infligée à autrui. Homère, Euripide et Socrate prennent au contraire systématiquement le point de vue des victimes : Andromaque, Priam, Hécube, Œdipe. Il est vrai que les héros sont souvent tout à tour victimes et criminels. Ils ont à venger une offense. La pitié dans ce cas ne va pas seulement aux victimes innocentes, surtout féminines, mais à la situation d'êtres qui se trouvent pris dans l'engrenage de la violence à une époque où il n'existait pas de police et de tribunaux et où on avait à se débrouiller soi-même. La question de la justice relevait alors de la gestion des passions, de la résistance à la colère, de la mesure dans les représailles. C'est de cela que parlent sans cesse Homère, Euripide et Socrate. Avant eux, les Achéens avaient outrepassé leurs droits en ravageant Troie et ils n'ont cessé de payer le prix de leur hybris. La leçon n'a servi à rien. Les Athéniens ont commis exactement la même erreur avec leur impérialisme. Ils n'ont cessé d'opprimer leurs alliés et de s'embarquer dans des expéditions toujours plus risquées contre leurs ennemis. Ils ont été vaincus par Sparte, ruinés, massacrés, soumis à la tyrannie qu'ils détestaient. Par leur faute et pour n'avoir pas écouté leurs poètes et leurs philosophes ! Ils ne s'en sont jamais remis.
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