La lutte pour la carcasse
Nous nous sommes lancés, Jean-Pierre Dumas et moi dans une grande discussion anthropologique : est-ce que nous appartenons à une espèce plutôt sympathique, mais, parfois, ça dégénère ? Ou est-ce qu'au contraire, nous appartenons à une espèce qui est toujours en train de se disputer, sauf quand on arrive à poser des interdits. C'est le point de vue de Jean-Pierre. Et vous mon lecteur, qu'en pensez-vous ? Attention, tout ce que vous direz pourra être retenu contre vous !
Jean-Pierre : Il faut commencer par le commencement, la lutte pour la carcasse.
Bruno : Minute ! Tu oublies la naissance et l'allaitement. L'homme se nourrit du lait maternel avant de déguster sa première côtelette.
J-P : Ça ne change rien. Le père, lui, ce chasseur, a mangé beaucoup de côtelettes pour devenir un bon reproducteur.
B : J'admets. N'empêche que la position de la mère qui tient l'enfant dans son giron pour lui donner le sein est un fait naturel, universel, vital, absolument fondateur.
J-P : Je trouve ton tableau tout à fait idyllique ! Tu ne vois pas que l'espace pacifié où la mère allaite tranquillement n'est pas donné naturellement. Cet espace protégé est le résultat d'un interdit. Il a fallu que le père, les pères, maîtrisent la violence, la guerre de tous contre tous, ou au moins la canalisent vers d'autres directions.
B : Je l'avoue. J-P : De toute façon, la paternité n'est pas du tout un fait naturel. Dans la nature, une fois l'acte sexuel consommé, l'homme s'en va. Tu vois que ta scène idyllique ne va pas du tout de soi. Ça suppose petit a que le père ait envie d'être le père, et, petit b, qu'il réussisse à construire des interdits qui fassent du foyer un espace sacré.
B : Et comment il fait, le père, pour obtenir ce résultat, selon toi ? Comment on fait pour passer de la loi de la jungle, de la lutte pour la carcasse à ce cluster, comme on dit aujourd'hui, où la mère prend tranquillement soin de sa progéniture ?
J-P : René Girard l'explique très bien. Au début, c'est la rivalité, la violence mimétique, la guerre de tous contre tous. Le seul moyen d'en sortir, c'est de se réconcilier sur le dos d'une victime émissaire qu'on désigne comme l'unique responsable de la violence. Après, on pose des interdits, des limites à ne pas franchir. C'est donc la violence qui est première. B : Admettons, mais il faudrait expliquer pourquoi le père a envie d'être père, c'est-à-dire d'avoir un fils et pour cela de protéger la mère de ce fils. J-P : Ça, c'est pas difficile ! L'homme sait bien qu'il vieillira et qu'un jour, il aura besoin d'un fils qui la lui apporte, sa côtelette.
B : Très bien. Surtout qu'il n'y avait pas la Sécurité Sociale au temps des cavernes.
Mais qu'est-ce qu'on cherche à montrer dans cette discussion ?
J-P : Moi, je dis que la violence est première et toi, tu soutiens que la cellule familiale prouve le contraire.
B : C'est pas tout à fait ça, excuse. En fait, tout ce que tu dis, je suis d'accord. Sauf l'histoire à la Girard comme quoi, derrière chaque interdit, il y aurait le cadavre d'un bouc émissaire. C'est juste invérifiable. Les interdits peuvent aussi résulter d'un processus évolutif qui donne plus de descendance aux groupes les plus pacifiques.
J-P : Oui, mais tu ne dis pas comment ils ont réussi à être plus pacifiques, tes groupes les plus pacifiques.
B : C'est peut-être une question d'hormones ou alors parce qu'ils étaient plus intelligents et qu'ils ont compris qu'il y a plus à gagner à faire l'amour que la guerre. Évidemment, si on commence à dire qu'au début, il n'y a que de la violence, après, il faut inventer des mécanismes extraordinaires pour expliquer que les hommes ne soient pas toujours en train de se massacrer.
J-P : Tu ne crois pas que l'actualité est en train de montrer une remontée de la violence un peu partout dans le monde. Si ça tombe, la première république des temps modernes va sombrer dans la guerre civile demain matin !
B : C'est vrai et je reste moi-même très impressionné par Girard et par sa description des rivalités humaines. Mais je ne me décide pas à lui emboîter le pas à 100 %. Pour moi, ça reste un mystère, la proportion de violence et de cordialité que nous pouvons produire. On ne peut pas faire de statistiques. C'est pour ça que je préfère dire qu'à chaque seconde, nous avons à faire le choix de la concurrence ou de la coopération. Heureux qui sait choisir entre la poule et l'œuf !
Image : par Faustine, 10 ans.
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