Comment on raconte une histoire
Il y a deux manières. Ou bien on commence par le commencement et on donne tous les détails au fur et à mesure en faisant attendre d’autant le dénouement. L’avantage, c’est que ça crée du suspens et que les auditeurs captifs sont impatients de savoir comment ça va tourner. Alors, je lui ai dit… Alors, elle m’a répondu… Alors, là, je lui ai dit : « Puisque c’est comme ça..." Et puis après… Mais il y a un risque, c’est que les personnes qui écoutent commencent à remuer les pieds et à se tortiller sur leur chaise. Disons que ça dépend des auditeurs. Certains ont une patience et une curiosité à toute épreuve. Moi, je suis plutôt du genre impatient, ce qui veut dire que je me mets à penser à autre chose au risque de paraître dans la lune.
L’autre méthode, la méthode synthétique consiste à faire court en première approche. Il ne faut certes pas négliger les détails piquants et les effets d’attente, mais il faut justement les mettre en valeur sans les noyer dans trop de paroles qui détaillent toutes les boutiques de la rue et les bifurcations de l’itinéraire comme un GPS. Donc, je fais court. Et, ensuite, les réactions des écoutants permettront de faire valoir les circonstances intéressantes, paradoxales, édifiantes, cocasses, etc. J’appellerai ça la méthode des cercles concentriques.
Pareil pour écrire un livre, je veux dire un essai. On nous a appris à l’école qu’il fallait commencer par faire le plan d’une dissertation avec tous les chapitres et sous-chapitres, de l’introduction jusqu’à la conclusion. Ça se comprend quand on est en apprentissage mais, après, il faut oublier.
D’abord, quand on lit un gros livre plein de grands A et de grands B, de petits a et de petits b, d’alphas de petits bêtas (sic), on devient tout myope à force de disséquer (voyez comme je suis poli) des mouches. Il y a même des philosophes qui savent faire des plans en 99 parties à force de dialectique : on divise la matière en 3, puis encore en 3, et ainsi de suite, pour épuiser le sujet en l’examinant sous toutes ses faces : thèse, antithèse synthèse. Ah ! Les philosophes… Il me semble qu’il y a une pensée de Pascal sur ce sujet.
Moi, je suis incapable de faire un plan à l’avance quand j’écris quelque chose. Je démarre sur ce qui me paraît important et puis j’ajoute des couches de façon circulaire, en ajoutant des circonstances annexes tout en répétant l’essentiel. Un plan en étoile, si vous voulez.
Le vice fondamental, rédhibitoire, de la méthode analytique, c’est qu’on finit par croire que les distinctions qu’on a faites pour y voir clair, dans un souci pédagogique, existent vraiment, dans les choses elles-mêmes. C’est vrai qu’il ne faut pas tout mélanger. Mais une fois qu’on a compris le schéma, il faut l’effacer au lieu d’en faire un article de foi qu’on enseigne sur un ton didactique et scolastique. Le résultat, c’est que l’école prend la place de la vie, comme si on ne démontait pas l’échafaudage après un chantier, l’attelle après la guérison d'une entorse. D’où l’allure un peu boiteuse de beaucoup de profs…
Or, la vie, ce sont des flux, des poussées, des continuités : voilà la grande idée que Bergson opposa aux systématiques de tout poil, les docteurs, les sorbonnards, les bafouilleurs en chaire.
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