Annie Ernaux et la duchesse de Guermantes
AE dit qu’elle a eu honte de ses origines et puis qu’après, elle a eu honte de sa culture. Une véritable hontologie !
Il me semble que la honte sociale abonde depuis Jules Ferry puisque voilà d’un coup des millions de prolétaires qui accèdent à la culture et qui peuvent raconter comment les fils à papa les ont accueillis. J’ignore, chère Solange, si Camus a eu honte de sa mère mais il est sûr qu’il a été fort méprisé par Sartre, bourgeois et normalien. Giono, lui, est resté à Manosque sans se frotter aux intellectuels parisiens à qui il a bien rendu le mépris dans lequel il est encore tenu.
Avant Jules Ferry, la majorité des personnes cultivées appartenaient aux classes nanties sauf quelques cas fulgurants comme Julien Sorel dans la fiction. Ce fils de charpentier a appris l’Évangile par cœur et le Mémorial de Saint-Hélène. Conscient de sa supériorité, il exige de ne pas dîner avec les domestiques quand il est embauché chez les Rênal. Stendhal a placé son héros dans les pas de Rousseau, précurseur dans ce domaine comme tant d’autres, qui a magistralement mis en scène la chose, tu as bien raison de me le rappeler, cher René. Je pense à la scène où, valet chez Monsieur de Breil, il sert à table, debout, placé, par chance derrière Mademoiselle, dont il est amoureux, évidemment. Mais, tout aussi évidemment, elle ne fait pas plus cas de son valet que de son petit chien. Dans un grand dîner, la conversation bloque sur l’inscription latine gravée sur un blason. Le grand-père comprend à ses yeux que J-J connait le secret et lui donne la parole : « Ferit ne vient pas de fero, porter, mais de ferio frapper. » Alors là ! Tout le monde est stupéfait, à commencer par Mademoiselle heureuse de voir son grand-père applaudir à l’exploit. J-J est tellement bouleversé de son succès qu’il en renverse la carafe sur la robe de Mademoiselle. Métaphore d’une éjaculation ? Mais un orgasme d’amour-propre, alors !
Loin de rester enfoncé dans son ressentiment, Rousseau en a fait une description et une analyse admirables dans Les Confessions, Annie Ernaux ferait bien de s’en aviser avant d’exclure Proust supposé mépriser sa servante Françoise. Si elle ouvrait la Recherche, elle pourrait lire :
Quand ma tante Léonie était trop malade pour que Françoise pût suffire à la retourner dans son lit, à la porter dans son fauteuil, elle appelait Théodore. Or, ce garçon qui passait et avec raison pour si mauvais sujet, était tellement rempli de l’âme qui avait décoré Saint-André-des-Champs et notamment des sentiments de respect que Françoise trouvait dus aux « pauvres malades », à « sa pauvre maîtresse », qu’il avait pour soulever la tête de ma tante sur son oreiller la mine naïve et zélée des petits anges des bas-reliefs, s’empressant, un cierge à la main, autour de la Vierge défaillante. (Pléiade, éd. Clarac, I, 150-151)
Proust rappelle ailleurs que tout est inventé dans son roman sauf le nom, « si français », et les personnes du couple Larivière, cousins par alliance de Françoise (la bien nommée aussi), « par qui la France a survécu », eux-mêmes représentant de « la foule innombrable de tous les Français de Saint-André-des-Champs, de tous les soldats sublimes auxquels j’égale les Larivière. » (III, 846).
Photo : Céleste Albaret.
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