Le supplice de l'huître

Encore une invention des Romains, grands amateurs d'huîtres, comme vous savez, mon lecteur !
Comme d'habitude, notre visite chez ma tante Jeannine à Oléron a commencé par une dégustation d'huîtres, mon régal, des spéciales, numéro trois. Nappe blanche, argenterie, pain beurré, vin blanc sec, tout. C'est moi qui les ouvre, un torchon dans la main gauche, un couteau "ébréché et peu franc" dans l'autre, comme dit Francis Ponge. Le poète conclut : "Parfois, très rare, une formule perle à leur gosier de nacre, d'où l'on trouve aussitôt à s'orner." C'est joli, mais complètement dépourvu d'empathie pour le pauvre être violé et cruellement tourmenté avant son trépas.
Je ne peux m'empêcher, quant à moi, d'imaginer les sensations du mollusque qui frémit quand il sent la lame chercher le joint propice, qui s'arc-boute de toutes ses forces pour résister à la pression du couteau qui se tord pour écarter les valves, qui ne résiste que quelques secondes à la puissance irrésistible de l'agression, d'autant qu'il sent le fer pénétrer dans ses entrailles. Je ne peux m'empêcher de revoir en esprit une scène affreuse du film Caligula où l'empereur fait saisir tout à coup les deux bras d'un de ses ministres par deux complices pendant qu'un troisième enfonce et remue une dague dans son flanc.
L'huître, quant à elle, se sent immédiatement déchirée en deux et l'une de ses moitiés, retranchée de son socle nacré, retombe lourdement sur l'autre. Pantelante et sans résistance, la bête est encore en vie mais n'est pas au terme de son supplice. De même que les négriers introduisaient du piment à l'intérieur des plaies après le fouet, de même l'huître doit encore subir l'épreuve du citron : on voit ses franges délicates se rétracter sous l'acide.
Sa délivrance viendra de sa dégustation, si le mot peut s'entendre au passif comme mon titre.