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Ne plus voir les femmes et les fleurs


Dans un article universitaire, on évite la moindre trace personnelle, a fortiori les confidences. Eh bien, j'en ai trouvé une belle dans un article consacré au neuvième tome de la Chronique des Pasquier de Georges Duhamel, Suzanne et les jeunes hommes. Le père des trois frères amoureux de la belle Suzanne est revenu de la guerre aveugle et affligé d'affreuses névralgies faciales qui l'obligent à s'enfermer dans sa chambre trois fois par an. Il a reçu une balle dans la tête, comme celle qui a tué Charles Péguy, le même 5 septembre 1914, à Villeroy. Or l'auteur est un grand fan de Péguy, à qui je cède la parole :


" Je me vois forcé ici à quelques confidences. Je songe aux conversations que j'écoutais, enfant, aux repas du dimanche chez mon grand-père. Paysan, il avait attendu le retour de ses deux fils. L’aîné n’est pas revenu. Le second a été longtemps prisonnier en Allemagne. Son gendre, mon grand-père, était là, lieutenant, avec sa légion d’honneur et ses blessures. Très humblement, mon grand-oncle lui disait : « T’en as vu, toi, t’en as vu ! Mais moi aussi j’en ai vu, quand j’étais Garde-Voies-et-Communications à Ory-la-Ville ». On se moquait un peu de ce GVC : qu’y avait-il à « voir » dans une très médiocre gare de triage à l’arrière ? J’ai mis longtemps à comprendre que les trains ramenaient souvent des blessés, que les garde-voies servaient souvent de brancardiers et que la compassion pouvait faire d’eux les humbles frères de ceux du front. Avant d’être à nouveau, en 40, fantassin de deuxième classe et prisonnier en Allemagne, il se levait pour chanter quelques chansons d’anciens combattants. J’ai oublié un mot de celle-ci, mais non pas l’émotion du chanteur et des trois générations qui écoutaient."


Cette scène devait se dérouler vers 1930 et l'enfant qui écoutait devait avoir 10 ans. Il se souvient 60 ans plus tard. J'ai retrouvé sur internet, telle qu'il l'a copiée, la chanson des anciens combattants et j'ai mis en gras les mots qui manquaient :


Quand je revins du combat les yeux clos On me plaignait, j'ai dit sans artifices Plaignez les morts qui dorment dans l'enclos Sans avoir su les nobles sacrifices J'ai vu s'enfuir les canons ennemis J'ai vu la gloire au front de nos armées Pourquoi me plaindre alors qu'il m'est permis De tout revoir les paupières fermées

J'ai perdu la lumière Mais je garde en mon cœur La vision première Des femmes et des fleurs Et mon regard s'élève Dans son obscurité Vers le plus noble rêve De gloire et de beauté.



L'homme qui porte sa légion d'honneur et ses blessures, c'est mon grand père, plus chanceux que le personnage de Duhamel et que le héros de la chanson car il lui restait un œil...

Le roman de Duhamel parut en 1941, malgré la censure allemande, L'auteur de l'article ajoute, non sans un ultime coup de griffe :


Dans presque toutes les mémoires, la France de 14 était encore vivante. Un immense public pouvait être touché par une œuvre à ce point étrangère à la caste intellectuelle et au romantisme bourgeois qui domine à présent nos études littéraires comme les jurys littéraires.


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