Neige sur le Luberon !
Je continue en réalité mon précédent billet. Michelet et Orwell disaient que le peuple possédait des vertus morales qui tendent à se perdre quand on monte dans l'échelle sociale et Jacques disait que c'est à cette sève que puisent les grands auteurs comme Rabelais, Montaigne, Molière, La Fontaine, Pascal, Rousseau, Sand, Hugo, Camus, Giono, etc. J'ai ajouté que c'était sans doute plus vrai avant que n'entrent en action les grands malaxeurs que sont la mondialisation, les médias, la publicité et le consumérisme. Mais une littérature bourgeoise reste un oxymore.
Mais qu'est-ce qui fait que le peuple ait pu posséder davantage de vertus morales, en d'autres termes, ait mieux su pratiquer l'échange des dons et des contre-dons ? Le sacrifice complet, je n'y crois pas, autrement qu'à petite exception. Alors pourquoi le peuple serait-il plus maussien que girardien, c'est-à-dire plus attentionné qu'envieux (et les bourgeois l'inverse) ?
Cela vient-il des cordes d'imagination, l'apparat, le cérémonial, qui, selon Pascal, viennent relayer les cordes de nécessité pour imposer au peuple le respect et la soumission ? C'est aussi ce que disent Marx et Bourdieu. Si le peuple reste à sa place, c'est juste parce que les dominants ont réussi à lui mettre dans la tête que les hiérarchies étaient aussi naturelles que la météo et le cycle des saisons. Servitude involontaire, donc. Comme cela est vrai !
Mais comme cela ne dit pas tout !
Pourquoi le sourire le plus inoubliable dont j'ai jamais été gratifié m'a-t-il été offert par un un chauffeur de taxi de Beyrouth ? Pourquoi, quand notre 4L s'est ensablée près d'El Oued, au milieu d'une tempête de sable, le chauffeur de la première voiture qui passait s'est-il arrêté pour nous tirer de là et nous inviter à monter notre tente dans son jardin ? Pourquoi ce gendarme de Casablanca qui passe 8 heures debout dans le vent glacial pour surveiller le restaurant bien chauffé d'où nous sortions s'est-il mis en 4 pour nous trouver un taxi à la sortie ? Pourquoi ce passant de Tanger a-t-il traversé la rue pour nous montrer que notre trottoir était inondé et que nous avions à traverser nous-mêmes sous peine de glissade ?
Vous me direz qu'il s'agit des règles de l'hospitalité due à de nobles étranger. Sans doute. Mais l'aurions-nous fait ? Je continue.
Pourquoi cet habitant du Mzab m'envoie-t-il une carte de vœu chaque année depuis qu'il m'a reçu dans sa petite oasis, il y a trente ans, sur simple recommandation ? Pourquoi le légumier de Noailles fait-il toujours bon poids à Michèle et pourquoi le pâtissier tunisien de la rue d'Aix a-t-il offert un petit verre de thé à la menthe à Antonia ? Pourquoi les Iraniens ont-ils ce regard disponible et pudique qui nous a tant frappés ? Pourquoi des collégiens japonais se mettent-ils en 4 pour vous indiquer votre chemin avec force courbettes ? Pourquoi ces paysans sénégalais ont-ils tant insisté pour que je vienne m'asseoir par terre à côté d'eux et partager leur excellent tiéboudienne ? Pourquoi sont-ce Guzine en Égypte et Fatima au Maroc qui sont les premières à nous souhaiter Joyeux Noël et Joyeuses Pâques ? Pourquoi ma famille colombienne m'a-t-elle, à chaque rencontre, donné la sensation d'un supplément de miel ? Etc. , etc.
En d'autres termes, qu'est-ce qui fait que la proportion de convivialité et d'individualisme varie quand on passe d'une société traditionnelle, rurale à 90 %, à la société individualiste ? Regardez les galets roulés par l'océan, qui ont fini par s'émousser pour sembler sortis du même moule. Un processus évolutif immémorial où se mêlaient les pratiques agricoles partagées, l'optimisation des règles de voisinage, le ciment de la religion et des règles coutumières, et je ne sais quoi encore, a fait cela.
- Mais ces sociétés étaient horriblement hiérarchiques !
- Hélas ! Et la nôtre ?
- Et horriblement bourrées de préjugés !
- Hélas ! Et la nôtre ?
- Mais ces sociétés étaient fanatiques et faisaient plein de boucs émissaires !
- Et la nôtre ?