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Du danger de certaines jeunes filles


Matzneff, comme Chateaubriand, un autre de ses maîtres, écrivait sub specie aeternitatis. Je me rendais compte cependant que comme chez le vicomte, cela n’allait pas sans une certaine malice. En matière d’immortalité, l’un comme l’autre était surtout occupé à sculpter sa propre statue en vue d’obtenir la deuxième chance réservée aux artistes, la postérité ! Cela me gênait de la part d’un auteur qui allait répétant après Schopenhauer que l’opinion des hommes n’avait absolument aucune importance.

On touche ici à mon avis à la limite de l’économie matznevienne que j’évaluerai à partir du critère établi par Marcel Mauss : la proportionnalité des dons reçus et rendus. En 1982, je lui ai écrit, dans une lettre par ailleurs remplie de la sympathie que j’éprouvais pour ses livres : « Comment être né, s’en prévaloir et militer sans nuances contre la maternité et contre les mères qui ont préparé les jeunes filles sur lesquelles vous prélevez votre dîme ? Comment vivre dans un confort matériel même modeste sans être en dette envers ceux, innombrables, qui le permette au prix d’un labeur contraignant ? Comment aimer les voyages et ne pas sentir qu’ils ne sont possibles que parce que des millions d’hommes ne changent jamais de décor pour constituer le vôtre ? » Les termes de l’échange me paraissaient biseautés.

En effet, les diatribes de Matzneff contre la société, contre le travail, contre la famille, contre les autres finalement, me paraissaient assez vaines, comme si les autres, ce n’était pas nous-mêmes. Je pense cette fois au ton et à l’écriture, que Matzneff dit à juste titre essentiels. Ses invectives, lancées on ne savait pas toujours très bien contre qui, me semblaient des faire-valoir pour un ego qui refusait, quant à lui, de rendre tous ses comptes sous prétexte qu’une différence de nature distingue l’écrivain du commun des mortels. Par un système de recyclage bien rodé, le libertinage trouvait à s’arranger sans contradiction avec une haute exigence morale pour fournir la matière de nouveaux livres qui, à leur tour, vaudront à son auteur à la fois des moyens de subsistance, un strapontin dans l’éternité, et, dans l'immédiat, les lettres d’amour de certaines jeunes filles. Pourvu qu’un grain de sable ne se mette pas dans l’engrenage !

Mais après tout, Matzneff ne cessait de répéter que la déréliction est le signe de l’élection et que, pour un chrétien, réussir sa vie, c’est la rater.


Photo : par David Hamilton...

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