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Ces soldats de l'Empire qui lisaient Virgile en préparant le recensement...

C'était le 17 décembre 1946, il y a un peu plus de 70 ans. Jacques allait se marier quelques jours avant Noël si bien que dans sa dernière lettre à sa fiancée, il confondait les deux événements.


Cette lettre arrivera-t-elle avant moi ? Je ne sais. Aujourd’hui, le ciel est tout bleu et quel soleil ! Et la terre est toute gelée. J’ai retrouvé avec plaisir le vrai paysage d’hiver. Il fait bon marcher. J’ai remis mes grosses chaussures militaires, c’est un plaisir de frapper le sol froid avec ces semelles-là et je suis bien content de me sentir, à la fin de ce trimestre, si frais et vigoureux. Et comme c’est émouvant, ma chérie, de penser que notre santé a désormais une importance qui nous dépasse tous les deux puisque c’est un capital à transmettre à nos enfants. Cette année, Noël sera notre fête à nous deux et nous pourrons chanter ensemble le texte d’Isaïe de l’Introït qui dans le grégorien me fait toujours frissonner : « Puer natus est nobis… » Quand on pense à tout ce monde antique travaillé du désir de donner naissance à un enfant. Et pour nous deux, ma chérie, au sens plus littéral, quand on pense que ces mots-là feront notre joie commune : « Un petit enfant nous est né…, Alléluia », et comme nous allons aimer la vie telle qu’il a plu à notre Créateur de nous l’octroyer. Noël est un moment où je repense à toute l’histoire humaine, à ces quatre vieillards de l’Apocalypse qui représentent tous les Justes païens ou juifs qui attendent cette venue, à ces fonctionnaires ou soldats de l’Empire qui lisaient en préparant le recensement l’églogue où Virgile annonce la venue d’un enfant. Noël est la fête de mon âme païenne autant que de mon âme chrétienne et cette année sera la fête merveilleuse de toute la synthèse de nos deux vies. Nos deux vies qui se multiplient et ne s’additionnent pas, tout ce trésor de la mémoire, de l’expérience, du chemin déjà parcouru et cette borne d’or où un nouveau temps commence.

Des lettres m’arrivent, brèves félicitations qui me touchent. L’ami Barkha qui m’envoie pour vous « ses respects qui bientôt seront des hommages », mon cousin vicaire à Épinal qui priera pour nous à la messe du 21 (et d’autres prêtres aussi et combien d’amis !) et ma charmante gouvernante de Nancy en 1945. Et je songe avec plus d’émotion que de coutume à votre mère et à la mienne qui pensent à nous ces jours-ci, dans cette vie du paradis que je vois un peu comme Saint Duhamel, et qui doivent certainement se parler de nous. C’est l’Apocalypse sans doute qui m’a fait prendre conscience de cette union hors du temps de tous les êtres, et je vois rassemblés autour de nous tous ces amis proches ou lointains, et nos patrons saints ou profanes, et ces quelques grands amis que sont mes poètes préférés et mes philosophes les plus chers. Nous emmènerons tout ce monde à la crèche adorer avec les bergers et les mages.

Comme je voudrais, comme vous, ma chérie, que notre bonheur fasse école et qu’il en soit accordé autant à tant et tant d’êtres ! Il faut en tout cas que le jour de notre mariage soit une excellente journée pour tous, et nous ne penserons pas qu’à nous deux durant ces heures où nous serons en famille. J’ai écrit à Madame Hutin qu’elle représenterait cette famille non charnelle de tous ceux à qui j’ai mission de porter la parole ex parte Domini. Ce mot du Seigneur, « Vous serez mes témoins ». Que d’élèves déjà, pour vous et pour moi et que de familles sans le savoir pour qui nous avons eu de l’influence, pour qui nous prierons, et combien plus dans la suite ! Et je vous associe à moi pour toute l’œuvre à venir. Ce ne sera plus la mienne, ce sera la nôtre, très profondément. Aider les autres à vivre, leur montrer le chemin du seul bonheur qui est celui de la Vérité, c’est-à-dire de l’Amour. Et ce chemin-là, nous allons le parcourir pour tout de bon. Ne plus être seul, ne plus être isolé dans l’orgueil et la peine, avoir visiblement près de soi un autre être et, par lui, être uni à toute l’humanité.

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