Après le colonel Picquart, Nicolas Weill découronne Homère
Vous n'avez pas oublié, mon cher lecteur, comment Nicolas Weill a déboulonné le colonel Picquart qualifié de "héros sous réserve " (mon billet du 16 novembre).
Eh bien figurez-vous que vendredi, après déjeuner, je m'installe confortablement dans mon fauteuil avec mon café et un petit carré de chocolat et j'ouvre Le Monde des Livres. Et qu'est-ce que je vois en première page ? Un grand article de Nicolas Weill, encore lui, Homère tel un demi-dieu ! Ah, me dis-je, voici un titre prometteur, il va sans doute se rattraper ! Eh bien, c'est tout le contraire : il récidive et aggrave ! Présentant une nouvelle traduction du corpus homérique, Nicolas Weill commence à décrire l'un des deux piliers de la culture européenne, l'instituteur de la Grèce, selon l'expression d'Henri-Irénée Marrou, comme l'auteur "d'un univers rebutant, abandonné aux peintures du massacre d'hommes, de femmes et d'enfants, de sacrifices humains, un monument d'atrocités, un repoussoir pour modernes qui, après deux guerres mondiales, voudraient plutôt bannir de la littérature toute héroïsation de la virilité guerrière et exterminatrice." Achille est même traité de "bête". C'est à tomber de lire des choses pareilles, vous ne trouvez pas, mon lecteur !
Laissons l'Odyssée, puisque Nicolas Weill ne veut pas en parler, ce gracieux poème de l'amour familial avec la fidèle Pénélope, Télémaque, le fils qui prête son bras à son père, la nourrice, le vieux chien et tant de détails charmants, et tenons-nous en à l'Iliade. Avant chaque combat singulier, le vieux poète avertit que, sous peu, une mère ou une fiancée pleureront. Hector, Andromaque et le petit Astyanax forment un tableau aussi touchant que la Sainte Famille. Nicolas Weill est donc resté insensible devant la scène où, pour embrasser son fils effrayé, Hector doit enlever son casque avec son haut cimier. Avant le combat singulier d'Hector et d'Achille, au chant XXII, le poète s’arrête sur la description des beaux lavoirs de pierre où les jeunes filles de Troie venaient aux jours de paix laver les vêtements resplendissants. On pleure Hector « gardien des épouses chastes » et des « petits enfants », comme diront Jésus et Virgile. Trois femmes, Hécube, Andromaque et Hélène, pleurent sur la dépouille du héros supplicié. Le sommet de l’épopée est atteint dans la scène de fraternisation où les pires ennemis, Achille et Priam venu racheter la dépouille de son fils, finissent par tomber en pleurs dans les bras l’un de l’autre. Et si Homère avait été une femme ?
Comme à propos du colonel Picquart, Nicolas Weill a l'art des arguments qui peuvent se retourner. Il parle d'"un héroïsme brutal, si indistinct qu'on ne sait jamais qui, des Troyens ou des Grecs a la préférence du poète." Simone Weil, pourtant son presque homonyme, montre exactement le contraire dans son petit texte L'Iliade ou le poème de la force (Rivages Poche, 2012), à savoir qu'il n'y a aucun nationalisme dans l’affrontement des Achéens et des Troyens, que c’est à peine si on sent qu’Homère est grec et que la force est montrée comme "à la fois implacable et absolument méprisable". Ce poème est « une chose miraculeuse », conclut-elle, sans équivalent en Occident en dehors des tragédies d’Eschyle, de Sophocle et d’Euripide.
Ne nous nous retrouvons-nous pas, hélas, avec le malheureux article du Monde, dans le cas prévu par Péguy dans Clio ? Je reproduis ses lignes :
Il est effrayant, mon ami, de penser que nous avons toute licence, que nous avons ce droit exorbitant, que nous avons le droit de faire une mauvaise lecture d'Homère, de découronner une œuvre de génie, que la plus grande œuvre du plus grand génie est livrée entre nos mains, non pas inerte, mais vivante comme un petit lapin de garenne. Quel risque effroyable, mon ami, quelle aventure effroyable, et surtout quelle effrayante responsabilité !
P. S. : J'ai consacré 3 billets à Homère féministe (6 nov. 17), chrétien (8 nov.) et psychanalyste (10 nov.). Ah, si Nicolas Weill avait lu ce blog !