Un mot sur Derrida
Bruno Grillo m'a prêté un livre d'entretiens de Jacques Derrida avec Élisabeth Roudinesco. Surmontant mes préjugés, je l'ai ouvert et, page 49, je tombe sur ces mots :
Ce qu'on défend sous le nom d'universalité laïque et républicaine, c'est la république française, la citoyenneté française, la langue française, l'unité indivisible d'un territoire national, bref, un ensemble de traits culturels liés à l'histoire d'un État-nation, incarné en lui, dans sa tradition et dans une partie dominante de son histoire.
Le maître de la déconstruction veut dire que s'il est contre le communautarisme des communautés minoritaires (ethniques, religieuses, homosexuelles, etc), il l'est encore plus contre le communautarisme français, parce c'est un communautarisme majoritaire. Bien joué, en apparence. Voilà un raisonnement habile et qu'on a envie de répéter. Il y a pourtant un litige entre le plan de la philo où se place J. D. et le plan de l'histoire. Voyez plutôt, mon lecteur. Derrida s'en prend à l'État-nation en disant que c'est une communauté comme les autres, plus écrasante que les autres. Souvenons-nous cependant que l'idée nationale est née sous la Révolution et qu'elle voulait dire que le pouvoir ne viendrait plus d'en haut, mais d'en bas. Si nos ancêtres se sont donné la peine de faire la Révolution, c'était pour remplacer la monarchie de droit divin par la souveraineté du peuple. C'est juste le contraire de ce que dit Derrida. Il ne s'agissait pas d'exercer une domination, mais de se libérer dune domination. En 1792, en 1830, en 1848, l'adjectif français signifiait universaliste, était synonyme de Droits de l'homme. C'est en Allemagne qu'il faut aller, à la même époque, pour trouver une conception ethnique de la nation.
Derrida avoue d'ailleurs quelques pages plus haut que c'est au nom de valeurs nées en Europe que les peuples du monde se sont soulevés contre le colonialisme européen (p. 39). Le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes trouve son origine dans la philosophie des Lumières, elle même fille de la philosophie grecque, Derrida le dit aussi : "Si la philosophie a une racine, la Grèce, son projet consiste à soulever les racines et à se libérer d'emblée de ses racines linguistiques, territoriales, ethniques et culturelles." (p.38)
Il me semble donc indispensable, si on veut échapper aux généralisations faciles de la philosophie, d'aller voir dans l'histoire de la République quelle est la part concrète du patriotisme universaliste (quand même !) et la part du nationalisme colonialiste (il est bien vrai !).
Photo : (sans rapport avec le sujet) Spoleto, 2 mai 12017.