Les études littéraires, une espèce en voie de disparition ?
Marianne m'a demandé un entretien sur mon livre Enseigner la littérature par temps mauvais. Il m'a semblé juste, mes lecteurs fidèles, que vous en ayez la primeur. Le voici :
Pendant des siècles, les études de lettres ont été la discipline reine en France. Votre ouvrage part de la constatation qu’elles ont perdu la plus grande partie de leur rayonnement. À quoi attribuez-vous cette déperdition ?
La littérature, elle, se portent bien. Les auteurs de qualité ne manquent pas ni les lecteurs malgré internet. Nous possédons un patrimoine considérable qui s’étage de siècle en siècle d’Homère à Houellebecq. Je suis persuadé qu’une étude méthodique des grands textes est le moyen privilégié de méditer sur notre destinée personnelle et collective, surtout par temps mauvais, je veux dire quand les inquiétudes politiques, sociales et écologiques s’accumulent. Cette étude méthodique, c’est aux études de lettres de l’assurer. Dans l’enseignement supérieur d’abord, puisque c’est lui qui forme les professeurs des lycées, des collèges et des écoles qui sont eux-mêmes responsables de la jeunesse. Or cette étude méthodique est très mal assurée, d’où le manque d’attractivité des études de lettres. On n’entend pas de grands débats dans les amphis et il n’y a pas de grands enjeux. Le nombre d’étudiants diminue d’année en année. C’est un manque de souffle que je déplore.
À quoi attribuez-vous cette situation ? Qu’enseigne-t-on à l’université ?
Notre enseignement est beaucoup trop formaliste. Il faut se souvenir qu’une grande révolution pédagogique s’est produite dans la foulée de mai 68 avec le structuralisme. On a importé la linguistique dans les études de lettres, ce qui a eu pour résultat de donner une priorité absolue au signifiant sur le signifié. Il en a résulté un tabou, une sorte d’omerta, sur le Sens, qu’on entende ce mot de façon historique, politique, psychologique ou morale. Et on s’est adonné à des décorticages de plus en plus froids.
Mai 68 a pourtant été une explosion politique et passionnelle ?
Bien sûr ! Et c’est un grand paradoxe. Mais 68 n’a pas été structuraliste du tout. Bien plus marxiste que structuraliste. Mais une sorte d’ivresse révolutionnaire a emporté l’intelligentsia parisienne pendant une dizaine ou une quinzaine d’année. Les marxistes proclamaient la mort du Bourgeois, Freud la mort du Père, Michel Foucault proclama la mort de l’Homme et Roland Barthes la mort de l’auteur. Derrida annonça même la mort du langage. Ce qu’il faut comprendre, c’est que la radicalité critique du marxisme a été doublée par une radicalité encore plus critique puisque le fond du structuralisme fut de contester l’idée même de progrès née avec les Lumières, à laquelle les marxistes étaient évidemment attachés. Les étudiants de lettres ne se sont pas doutés qu’en faisant de la linguistique et de la narratologie et en disséquant les textes avec un scalpel, ils désapprenaient les fondements de la culture européenne dans ses heurs et malheurs. C’est pourtant bien ce qui est arrivé.
Vous parlez des années 1960 et 1970. Nous en sommes déjà loin. Dans quelle configuration nous trouvons-nous aujourd’hui, selon vous ?
C’est vrai, le structuralisme est mort, ainsi que le démon de la théorie qui l’animait. Mais, dans les études de lettres, on en est sorti comme à reculons, sans avoir fait un inventaire critique. Vous me demandez où nous en sommes. Je crois à vrai dire que nul ne le sait très bien. Le formalisme est encore là mais certaines fenêtres se sont ouvertes. Les sujets de CAPES, par exemple, s’ouvrent sur le monde extérieur. Mais les habitudes ont la vie dure quand on ne les purge pas une bonne fois. Ce qui a été désappris est oublié au bout de trois générations. La vie, c’est vrai recommence à circuler dans les études de lettres, mais à tâtons, au coup par coup, sans méthode. J’en veux pour preuve le colloque organisé il y a deux ans par la Société des Études 20° et 21°istes : Extension du domaine de la littérature. Ce titre houellebecquien, un peu mou, dénote de la bonne volonté dans le sens de l’ouverture mais aussi, quel aveu ! C’est en 2017 qu’on s’aperçoit à l’université que la littérature ne connaît ni frontières ni sens giratoires !
Votre livre se plaint que l’histoire ait fait les frais du formalisme à l’œuvre depuis cinquante ans et déplore le quiétisme politique des pratiques actuelles. En même temps, vous avez exprimé de grosses réserves contre la radicalité critique du structuralisme. Cela mérite explication. Quelle devrait être le contenu idéologique et politique des études de lettres ?
Il ne s’agit évidemment pas de politiser les études de lettres. Ce serait en totale infraction contre la laïcité. Mais je dirai que la laïcité commande de n’afficher aucune préférence religieuse ni politique sauf une ; qu’elle enseigne ses propres principes, son origine, sa raison d’être. En d’autres termes, que l’école de la république enseigne… la république, c’est à dire la démocratie, la constitution, la séparation des pouvoirs, l’équilibre de la liberté et de l’égalité, y compris sociale, la solidarité, la légitimité de toutes les idées, croyances, tendances sexuelles, l’égalité des sexes. Même en France, ces grands principes ne se portent pas bien. L’école est en première ligne pour en assurer la transmission.
Quel rapport avec la littérature ? Un très grand rapport ! C’est depuis la Renaissance, depuis Rabelais et Montaigne que l’histoire de la littérature se confond avec la poussée républicaine suscitée par la redécouverte d’Athènes et de Rome. Cela intéresse tous les auteurs, aussi bien ceux qui ont poussé à la roue comme Rousseau ou Hugo que ceux qui freinent comme Chateaubriand ou Houellebecq jusqu’à ceux qui se réfugient dans leur tour d’ivoire comme Gautier ou Alain Robbe-Grillet. En disant cela, je n’oublie pas que la république a plusieurs fois manqué à ses propres principes, en s’adonnant au colonialisme, en cédant la place à l’État français. La problématique républicaine est notre plus grand dénominateur commun. Le plus précieux aussi et le plus fragile. C’est elle qui a été visée par l’acide structuraliste. Le moins qu’on puisse dire est que l’esprit républicain ne souffle pas dans les amphis de lettres.
Vous inscrivez la littérature dans une optique psychologique, voire psychanalytique. A l’heure des neurosciences, la littérature a-t-elle encore à nous apprendre sur les psychés ?
Si je parle du structuralisme, c’est en raison du retard qu’a pris sa critique dans les études de lettres. Le structuralisme fut un anti-historicisme et un antihumanisme. Or ni l’histoire ni la psychologie n’ont été relevées. C’est un dogme chez les littéraires : la psychologie, c’est mauvais. On la surnomme psychologisme et on la renvoie au Café du commerce. Pareil pour la méthode biographique. Sainte-Beuve qui voyait peut-être les choses par le petit bout de la lorgnette et le grand Gustave Lanson qui, en 1885, a laissé des portraits si suggestifs dans son Histoire de la Littérature française sont restés nos punching balls favoris. En réalité, tout le monde pratique la méthode biographique, dans la presse et sur les ondes, méthode consistant à confronter l’existence d’un auteur avec ses œuvres. Tout le monde, sauf les candidats au CAPES ou à l’Agrégation !
Et pourtant, oui, la littérature est bien une mine à ciel ouvert d’observations psychologiques profondes. Quand la littérature classique analysait les passions, elle ne faisait rien d’autre qu’une exploration de l’inconscient, avec un contenu qui n’était pas l’Œdipe ni la castration, il est vrai. Quand Homère met en scène la rivalité d’Achille et d’Agamemnon dans l’Iliade, il se livre à une analyse de l’hybris qui annonce toute la littérature grecque de Sophocle à Thucydide. Or l’hybris, l’inflation du moi, est bien le mal qui est en passe de conduire notre planète à sa perte, qu’on considère la concurrence des producteurs ou celle des consommateurs. Dans le prolongement de l’hybris hellénique, toute la littérature chrétienne a placé l’orgueil et l’amour-propre au cœur de l’inconscient. C’est le cas des psychanalystes jansénistes comme Pascal ou La Rochefoucauld. Des auteurs laïques comme Montaigne, Rousseau, Stendhal ou Proust ont aussi placé l’amour-propre au centre de l’inconscient. Il est vrai que ces analyses plusieurs fois millénaires ont été refoulées depuis que Freud a proclamé la priorité de la sexualité. Mais Rousseau par exemple donne à penser que la libido est stimulée par l’amour-propre. De toute façon, les analyses freudiennes ont disparu des études littéraires depuis longtemps. C’est donc à nouveaux frais que la littérature pourrait inspirer de nouvelles recherches sur la vraie nature de l’inconscient.
Il est quand même un peu surprenant de vous entendre plaider en faveur de la psychanalyse après avoir fait des réclamations en faveur de l’histoire dans un sens républicain. N’est-ce pas faire le grand écart ?
En apparence, peut-être. Observez cependant qu’il s’agit dans les deux cas de réhabiliter une pratique transitive de la littérature et que cette transitivité ouvre sur l’humain, qui avait justement été refoulé. De plus, il n’existe qu’une différence d’échelle entre l’historico-politique et la psychè. Il s’agit du lien dans les deux cas et de ses distorsions. Or la littérature possède une importante dimension morale qu’il importe, elle aussi, de ranimer. Car que vaudrait une analyse de notre histoire ou de notre psychè si elle n’était sous-tendue par une volonté amélioratrice ? La planète en danger pourrait bien être ce qui fera faire un nouveau tour de kaléidoscope aux études de lettres et refaire des amphis de lettres un lieu où il se passe quelque chose...
Photos : le bureau de l'écrivain par Willy Ronis, vu à Cavaillon samedi dernier et le bureau de Giono avec le porte-plume et le marteau de son père cordonnier.