Le bon niveau de la conversation
Elle : Vraiment, tu exagères de dire des choses pareilles ! Je me demande si tous les hommes sont comme ça !
Lui : je ne prétends pas être un homme comme tout le monde. Ça te plairait mieux ? Il faut tout le temps que j’essaie d’aller au fond des choses. Et des êtres…
Elle : Arrête avec ça !
Lui : L’imagination est libre, non ? C’est pareil dans tous les domaines. Quand j’entre dans une église vide, comme elles sont toutes, je reste profondément songeur en me demandant pourquoi après tant d’efforts, de luxe et de foi, les foules en sont arrivées à se presser désormais dans les centres commerciaux. Il me faut la cause des causes.
Elle : Oui, mais il y a des moments. Tout le monde n’a peut-être pas envie de métaphysique quand on est à table.
Lui : Tant de conversations se limitent à l’immédiat : ce qu’on mange, les enfants, les amis, les voisins, les films qu’on a vus, les voyages qu’on a faits. Ça finit par m'ennuyer !
Elle : C’est pas mieux de se mettre à planer et à faire des théories hors de propos qui étonnent tout le monde !
Lui : Je suis le premier à le dire ! Je n’ai pas oublié cette soirée où un psy nous a gavé de Lacan du début jusqu’à la fin de la soirée. On n'osait souffler mot de peur de le relancer. On attendait juste qu’il s’arrête pour aller dormir.
Mon modèle en matière de conversation, c’est le chien qu’on amène en promenade. Il fait dix fois le chemin. Il fait mille tours mais revient toujours auprès de son maître. Alterner sans cesse l’immédiat et le principe des choses, au moins allusivement, voilà l'idéal.
Elle : L'humour est aussi un moyen de décoller de l'immédiat.
Lui : Alors l'humour rejoint la métaphysique.
Elle : Souvent, on s’enferre dans une conversation banale faute d’inspiration. On ne sait jamais quand ça va partir, quand l'esprit va jaillir. Ce n’est la faute de personne.
Lui : Je sais bien… Question de sincérité aussi. Montaigne confie à son livre des choses qu’il n’a jamais exprimées de vive voix devant personne.
Elle : C’était une autre époque. Il était le premier à le faire.
Lui : N’empêche qu’on a des amis de vingt ans avec lesquels c’est la même chose. On ne sait même pas pour qui ils votent. Dans la Préface de Delphine, Madame de Staël écrit :
Les romans qu’on ne cessera jamais d’admirer ont pour but de révéler une foule de sentiments dont se compose, au fond de l’âme, le bonheur ou le malheur de l’existence, ces sentiments que l’on ne dit point parce qu’ils se trouvent liés avec nos secrets ou avec nos faiblesses. Les hommes passent leur vie avec les hommes sans se confier jamais mutuellement ce qu’ils éprouvent.
Photo : plafond d'un petit cabinet, Villa Médicis.