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Adieu à Syracuse qui s'en va...


Mon premier passage à Ortygie, l'île de Syracuse, remonte, osé-je le dire, à août 1968, juste après la révolution. J'avais conduit notre vieille 4L en une seule étape d'Aix à Naples, sans autoroute, 48 heures non stop. La plage où nous avons atterri de nuit s'est avérée au matin être un dépotoir où nous avons failli être dévorés par les chiens.

Nous avions rendez-vous avec mon frère devant le Duomo où nous ne nous sommes jamais retrouvés. Pas de portable en ce temps-là ! Chacun a fait son tour de Sicile dans le sens qu'il a voulu. Un facteur qui se prenait pour Caruso nous a d'abord fait faire le tour d'Ortygie.

Que de souvenirs dans cette cité grecque plus ancienne que Marseille ! La nymphe Aréthuse changée en fontaine pour échapper à son poursuivant, Platon qui s'y réfugia auprès du tyran Denys, Alcibiade qui conduisit la flotte athénienne au désastre, Archimède qui enflamma la flotte carthaginoise avec ses miroirs paraboliques, Sainte Lucie qui préféra se faire arracher les yeux plutôt que d'abjurer sa foi. Une nouvelle Aréthuse, en somme.

Tout était bien en place, le colossal temple d’Athéna dont les colonnes doriques bordent encore le Duomo, combien d’églises, de palais et de balcons baroques, et le superbe coucher de soleil devant lequel nous avons dégusté de l’espadon devant la rade où se déroulèrent tant de batailles navales. Tout y était.

Tout y était tellement qu’on nous attendait de pied ferme. Tout avait été retapé, la grande place redallée de blanc, les bagnoles éliminées, les façades ravalées, le ticket à prendre pour chaque visite, le Duomo, les latomies, l’oreille de Denys, etc. Des centaines de boutiques, de cafés et de restaus avaient été prévus pour assouvir nos moindres désirs au milieu d’une foule de touristes qu’il était impossible de mépriser sans contradiction. Quelle humiliation !

Voilà bien l’illusion touristique qui croît d’année en année, au fur et à mesure que le monde s’uniformise, qu'on vous dit good morning et thank you dans les boutiques, que les princes sont devenus les guides qui vous montrent les tableaux de leurs ancêtres et que les églises sont fréquentées par des fidèles en bermuda et casquette vissée sur la tête.

Si j’étais Chateaubriand, je dirais que je suis le dernier témoin d’un monde qui s’en est allé, ce Mezzogiorno où les tas d'immondices garnissaient le coin des palais et les pariétaires les balcons en fer forgé menaçant ruine, où des grappes de ragazzi vous jetaient des regards provocateurs, et où les mamme étaient assises devant leurs portes, occupées à faire sécher des pâtes fraîches sur des claies.

Cette histoire est celle de toutes les villes du monde et j’en veux au mensonge touristique qui passe son temps à faire prendre l’ombre pour la réalité par une illusion qui renaît sans cesse avec la complicité de chacun, tant est fort le désir d'être trompé et de rajeunir de mille ou deux mille ans.

Et pourtant les palais sont superbes, les églises emplies de beautés comme on n’en fera plus, les marbres et les dalles inimitables, le Caravage inoubliable, le coucher de soleil déchirant et l’espadon délectable…

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