Des ordres différant
J'ai fait allusion dans mon dernier billet à la distinction pascalienne entre l’ordre de la chair, l’ordre de l’intelligence et l’ordre du cœur. Si j'étais ministre de l'Éducation Nationale, je mettrais ce texte en tête des études de lettres de la sixième à l’agrégation, ex aequo avec l’Iliade. Vous me direz, mon cher lecteur, que pour le moment, c'est plutôt les vacances. Mais justement, si vous m'accordez une petite minute, je vous promets que le profit n'en sera pas scolaire.
Je remarque d’abord que l’anthropologie de Pascal n’est pas dualiste, esprit/corps, mais ternaire : chair/intelligence/cœur, ce qui correspond à la définition de Pierre Leroux qui dit aussi que l’homme est triple : sensation - sentiment - connaissance, mais que, bien sûr, chaque individu est plus doué dans l’une des capacités selon des proportions variables. Leroux dit que les trois capacités ont même valeur, ce qui est une façon de réhabiliter le sentiment par rapport à la réussite matérielle et par rapport à l’éclat de l’intelligence. Nul homme n’est sans lueur, écrivait Marguerite Yourcenar : cet idiot me donnerait son dernier crouton de pain ; ce contremaître qui laboure le dos de ses esclaves à coups de fouet joue proprement de la flute. On retrouve les 3 capacités de Pascal et de Leroux : la générosité du cœur rattrape la faiblesse de l’intelligence : la sensibilité artistique rattrape la dureté du cœur et l’égoïsme social. Vérifiez, ça colle.
Mais Pascal va plus loin : il assure qu’il existe une hiérarchie et que l’ordre du cœur domine infiniment l’ordre de l’intelligence et que l’ordre de l’intelligence domine infiniment celui de la chair, c’est-à-dire de la réussite matérielle. Ceci constitue une révolution complète de l’ordre social qui valorise l’argent et la position sociale, dans ce que Bourdieu appelle la lutte des classements. Pascal résume l'Évangile. Jésus en effet avait proclamé une méthode de classement tout nouveau : les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers. Heureux les pauvres et les simples d’esprit, etc.
On peut accumuler un euro sur un euro et des millions d’euros sur des millions d’euros : on n’avancera pas d’un millimètre dans l’ordre de l’intelligence : Tous les corps, le firmament et les étoiles, la terre et ses royaumes ne valent pas le moindre des esprits. Encore plus fort maintenant : on va mettre dans la même balance tous les biens terrestres (les royaumes, les richesses, les plus belles femmes aussi, etc.) et puis aussi tous les livres des bibliothèques et toutes les découvertes scientifiques de l’humanité : eh bien tout cela na vaudra pas le simple geste de l’idiot qui me donne son dernier quignon de pain. ! Tous les corps ensemble et tous les esprits ensemble et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité. Cela est d’un ordre infiniment plus élevé.
Vous connaissiez ce texte extraordinaire, mon lecteur, aussi extraordinaire que quand Achille se décide à sortir de sa tente puis à rendre au vieux Priam le corps de son fils.
Un bon été avec plein de cigales !