Qu’aucun enseignant ne lise ce billet sous aucun prétexte !!!
Ce n’est pas moi qui l’ai écrit, mais ce billet risque de me fâcher avec tous mes collègues enseignants. Ils sont donc priés de passer leur chemin et de jouir plutôt de l'ambiance du marché de Cucuron mardi. Je mets juste ces lignes pour la qualité du style. Jacques en est l’auteur (les vieux papiers que j’ai retrouvés...) , qui passa dix ans dans les collèges de Jésuites entre 1936 et 1946, d’abord comme élève puis comme professeur. De toute façon, c’était un autre siècle et sans doute les choses ont-elles bien changé…
Salle des professeurs, l’équivalent du café du commerce. L’un m’a dit : « Vous êtes comme un pur sang, à pied ou à bicyclette, toujours rapide… » C’est un peu vrai ; j’entre à la dernière minute, je distribue des poignées de main, je feins le mieux que je peux une immense cordialité… On m’aime bien à ce qu’il me semble et on ne me tient pas rigueur de ma vivacité d’allure… L’an dernier à table, nous nous amusions à donner à chacun le surnom d’un écrivain ; j’avais trouvé un Barrès, je ne sais quoi encore, et un collègue m’a dit : « Vous, c’est Psichari ». Ma brosse, ma culotte de cheval, mon éternelle sacoche de Fontainebleau (1), et cette allure un peu cavalière, un peu mystique. Et puis la salle à manger, à midi et à 7 heures : ils sont une dizaine, qui parlent de traitement, et de tout ce qui fait le fonctionnariat : critique de l’armée, des médecins, mise à pied du recteur de Strasbourg, un brin de politique, quelques farces, le cinéma, que sais-je ? J’ai recommencé à manger à 11h ¼ et à 18 h 30 avec quelques maîtres d’internat que je suis heureux de mettre à l’aise (trop souvent un peu de morgue chez les agrégés – pays où le respect s’adresse au titre et plus encore à la fortune et où le monsieur qui a de somptueuses semelles à ses chaussures a le droit de piétiner tous les orteils, c’est un peu cela.) Au moins, avec ces braves gens, la conversation n’est pas languissante. Comme ils n’ont pas un sou, ils ne parlent jamais d’argent, sauf pour dire « Prête-moi 100 balles ». J’aime ça, le swing, les flirts, les potaches, les diatribes contre le Surveillant général, et quelque fois, une conversation intéressante et gaie, et quelque fois aussi, une carafe d’eau dans la figure. Je me sens beaucoup plus près de ces garçons un peu rustres que des collègues plus maniérés mais chez lesquels (pour la plupart) le fond est moins généreux… Et à midi, je suis dans la rue, bien tranquille sans craindre la compagnie d’un collègue bavard… Mais je ne manquerai jamais de passer des heures avec un être, quel qu’il soit, s’il a besoin de moi et je ne manque jamais d’adresser la parole aux domestiques parce que ça leur fait plaisir. Hors de là, toujours pressé, rentrant chez moi par le plus court et soupirant d’aise dès que j’entre dans cette chambre. Tout cela peut faire un bon mari, n’est-ce pas ?
Le philosophe est un peu comme moi mais j’ai fini par l’éviter parce qu’il contredit beaucoup trop mes points de vue et à un certain degré, la contradiction ne vaut rien. Ce garçon, d’ailleurs, est trop jeune et n’est jamais sorti des livres ; il ignore le monde extérieur et la musique, et commence à peine à soupçonner l’existence du féminin et du sensible. Presque tous mes collègues me paraissent des hommes incomplets. Les incroyants parce que leur vue se limite toujours aux avantages de leur profession et les autres parce qu’ils ne vivent pas assez. Finalement, je n’en vois pas un seul que j’aurais plaisir à vous présenter ou que je marierais à une amie. Et les jeunes gens que je connais dans les affaires, l’armée, la médecine ou ailleurs me paraissent bien plus intéressants.
Ce qui me plaît, c’est que, dans le fond, tous ces hommes ne recherchent que des relations de pure forme. Évidemment, l’idéal serait que l’un ou l’autre ait le goût de l’amitié, mais s’ils n’en sont pas capables, mieux vaut qu’ils aillent chacun à leurs plaisirs sans réclamer ma compagnie. Ceux qui sont mariés ne se reçoivent guère, à part le pittoresque groupe des tala qui aiment les réunions pieuses, un peu médisantes parfois, il faut bien le dire. J’aime mieux ne pas trop y aller. Je n’aimerais pas trop les recevoir ; leurs femmes ne sont pas jolies et n’ont point de goût. Ils ont l’air humble de l’universitaire qui souffre du foie ; ils sont de ces gens dont Stendhal dit qu’ils « ont l’air d’être nés à genoux ».
(1) L'École d'artillerie.
(2) Tala = ceux qui vont à la messe.