Je n’ai jamais aimé la foule tant par timidité que par aristocratisme de goût
J'ai découvert un trésor, les mille pages de la correspondance de mon père après guerre. Un autre siècle, un autre pays pour le méridional que je suis devenu : Metz, Épinal, Nancy, Reims, Besançon, une autre épistémè, comme dirait Michel Foucault : mon père hésita 10 ans avant de choisir le mariage plutôt que de se faire jésuite. J'ai échappé de près au non-être ! Une dizaine de pages à chaque lettre, d'une écriture fine comme une théorie de fourmis, sans une rature, d'une orthographe infaillible.
Malgré l'allongement spectaculaire de la durée de la vie, l'élixir de jouvence, nous ne l'avons toujours pas, mais nous avons la chance de pouvoir allonger notre existence en remontant le temps si nous avons la chance de pouvoir ausculter notre passé familial comme je le fais. C'est comme si on montait sur des échasses...
Je choisis juste une page dans laquelle j'ai pu me reconnaître ou ne pas me reconnaître, je ne vous le dirai pas, mon lecteur trop curieux, mais qui m'a laissé bien songeur. C'était en septembre 1946 et Jacques avait 26 ans.
Si vous saviez combien de fois on m’a reproché une certaine façon de me singulariser par ce qu’on appelle de l’autorité, de la misanthropie, de l’orgueil, que sais-je encore ? C’est tout un chapitre de Moi et les autres : je répugne fort depuis des années à toute vulgarité. Quand j’étais militaire, j’ai donné, comme la plupart, dans la trivialité la plus décidément grossière à titre d’excès de langage à peu près comme Aristote entend la tragédie : une purgation des passions, une manière d’évacuer à moindre dépens une violence tragique. Mais ensuite, j’ai fui bien des compagnies d’hommes dont l’inélégance et le manque de délicatesse m’étaient insupportables ; ma règle était « de ne point regarder la laideur afin de ne pas me fausser le goût ». Règle exigeante qui m’a rendu très exigeant, en particulier sur les divertissements que je m’autorise. Je n’ai jamais aimé la foule tant par timidité que par aristocratisme de goût ; l’idée de partager les plaisirs d’une multitude sans noblesse me répugne. Simplement ceci : quand je m’aperçois que j’ai en tête un air à la mode, j’en souffre. Il faut avoir fait l’expérience des hôtels, des restaurants, des trains, des salles d’attente, et savoir comme on peut souffrir de sentir peu à peu que l’on est malgré soi dépouillé de ses richesses propres et ramené au niveau médiocre. Presque tous mes meilleurs amis de jadis me déçoivent par là. Ils ont déchu à mes yeux en se faisant moins exigeants sur la qualité de leurs plaisirs en s’amusant encore de banales histoires quelque peu grivoises sans cesse répétées, et je parle, notez-le bien des meilleurs milieux. Si j’ai pour les jeunes filles une prédilection déclarée, c’est en large partie pour cela. Ne trouvez-vous pas que la plupart perdent quelque chose de leur délicatesse quand elles sont mariées ? Je ne pardonne aucune vulgarité. J’ai peut-être trop lu Montherlant, je me fais peut-être une trop haute idée de l’humanité et je sais assez quels reproches on m’a fait. Fin juillet, je passais la soirée chez des amis que j’ai ici. J'étais assez silencieux, méditatif. Ils m’ont cru sombre et morose et ont gentiment voulu me dérider ; ils partaient en voyage d’agrément et m’ont aimablement offert de les accompagner ; il s’agissait de boire sec, de voir du monde, que sais-je ? J’ai refusé d’instinct, et faute de pouvoir leur dire exactement pourquoi, j’ai péniblement inventé de mauvaises raisons. Ils ont fini par se fâcher sentant bien un peu sans doute que mon attitude était une condamnation voilée. La commune humanité s’attache toujours aux basques de qui se singularise et lui fait un devoir de solidarité, d’humilité, de tout ce qu’on veut, de faire comme elle : « Nous sommes ceci, sois le ; nous faisons cela, fais le ; nous sommes stupides, lâches, inélégants, sois comme nous. »