On a estourbi la vieille !
L'autre matin, en descendant prendre un petit bain plage des Catalans, canicule oblige, j'avise une pile de bouquins que son propriétaire avait eu la délicatesse de laisser sur le bord du trottoir plutôt que de les mettre à la benne. J'en extirpe L'Énigme de la Blancarde de Jean Contrucci. Je ne dirai pas que ça vaut Izzo, mais c'est un très bon policier, fabriqué à partir d'un fait divers réel, une sorte de Frères Karamazov sur le Vieux-Port, par un fin connaisseur de Marseille dans les années 1890.
Ça commence comme ça : On a estourbi la vieille ! Je ne vais pas tout vous raconter, mais juste piquer quelques détails d'écriture.
Il y a d'abord l'évocation des lieux de Marseille qui ont disparu comme le Grand café turc sur la Canebière avec son horloge à 4 côtés qui donnait l'heure dans les 4 parties du monde ou comme la Pâtisserie Plauchut en haut des Allées de Meilhan qui existe toujours dans son style. Contrucci évoque surtout le quartier réservé, entre les rues Caisserie, Reynarde, Radeau et la rue de la Loge où vivait Solange (article (article 12 du Règlement des mœurs), « quartier du vice », où marins, soldats, curieux, fils à papa, etc. faisaient le tour des cagoles, quartier dynamité par les Allemands.
Au chapitre des destructions, j'évoquerai La Réserve où prend fin le roman, ce restaurant palace de la Corniche où sont descendus Dumas, Stendhal, Balzac, Hugo, etc., aujourd'hui remplacé par une résidence. Et à propos de Corniche, Contrucci évoque le circulaire, ce tram qui la parcourait d'un bout à l'autre, aux rails piégeux pour les cyclistes.
Quand on a déjà tout compris, Contrucci se laisse aller plusieurs fois, à à surligner les paroles de ses personnages, genre Raoul, rassuré malgré un reste d'inquiétude, demanda... ou Ah vanité ces nouveaux riches du négoce qui étalent leur fortune mais gardent des goûts d'épiciers. On lui pardonnera sans doute ces pénibles lourdeurs pour avoir écrit La lumière était craquante ou Il secoua la tête comme pour se débarrasser d’un insecte piqueur et dit à son neveu, etc., ou, bien mieux encore, quand Momon prend Raoul à la gorge : Une lavandière battait un drap rouge devant ses yeux et deux forgerons tapaient à coups redoublés sur les enclumes de ses tempes. C'est du Giono ! J'ai eu le plaisir encore de retrouver des expressions du parler marseillais que je n'avais plus entendues depuis la cour de récréation genre C’est des belles bordilles, ceux qui ont fait ça ! ou Je ne le connais ni des lèvres ni des dents ou Ignorantasse ! ou Un type qu’on a vu furer avec la petite bonne ou Chaspe pas ! ou encore, plus subtilement, Je lui fais les yeux qui parpelègent.
Ah, j'oubliais ! Le négociant qui a mauvais goût se met en travers des amours de Raoul, le journaliste qui a survécu à l'étranglement de Momon, avec sa fille, une beauté ! Celle-ci, devant son père, glisse un billet dans la main du jeune homme : Je sors demain à midi et demi du service du docteur Édouard de Langlade à l’Hôtel-Dieu. Trouvez-vous face à l’entrée. Vous jugez, mon lecteur, si Raoul y courut, aussi vite que Fabrice après la lecture du billet de Clélia. Et ce mot de Cécile, une fois montée dans la garçonnière de Raoul : Je veux être ta femme... Je veux dire tout de suite !
Photo : D'après Le Petit journal, 5 novembre 1899.