Par ce demi-clair matin
Voici une phrase de Péguy écrite en 1905. Je retrouve une copie qu'en a faite mon père vers 1960 sur une feuille de ce papier pelure qu'on utilisait pour faire des doubles au temps des machines à écrire. Je la recopie à mon tour à votre attention et à votre méditation, mon lecteur. Qu'en dites-vous ?
Les peuples de culture et de liberté, les nations libérales ou libertaires, enfin les peuples de quelque culture et de quelque liberté, de si peu de culture et de si peu de liberté, je le sais autant que personne, mais tout de même d'un petit peu de culture et d'un petit peu de liberté, France, Angleterre, Italie (du nord), quelques fragments de l'Amérique, des fragments de la Belgique, de la Suisse, occupent sur la carte du monde une étroite bande, quelques parcelles, misérable et précaire, étroite en largeur, étroite en profondeur aussi, une mince pellicule, fragile, toujours agitée, toujours vacillante et toujours menacée. Menacée d'une subversion, ou suivant le mot d'un illustre prédécesseur, d'une subversion totale. Cette humanité libre, plus ou moins libérée, cette petite fraction, la seule qui soit tant soit peu libérée, ce petit fragment qui flotte et peut très bien plonger, est, tel qu'il est, tout chancelant qu'il soit, le seul espoir de tout le monde. Ceux qui en sont parce qu'ils sont nés là, ceux qui ont le bonheur, et l'honneur, et la responsabilité d'en être, [...] nous Français et révolutionnaires, devant l'incontestable montée de la barbarie universelle, nous jouons en ce moment je ne dirai pas seulement une partie formidable, mais je dirai une partie infinie, parce qu'elle est d'un enjeu infini.
Charles Péguy, Par ce demi-clair matin