top of page

De la décence ordinaire

Il existe une notion transversale dans l’œuvre de George Orwell, the common decency, la décence des gens ordinaires, Bruce Bégout l’a rappelé dans un récent essai aux éditions Allia. Socialiste libertaire, Orwell avait beaucoup fréquenté le prolétariat de Londres dans les années 30 et en avait retiré la conviction que le peuple possédait généralement une élégance morale qui faisait défaut aux riches et aux intellectuels. L’origine de cette élégance, de cette justesse et de cette justice des appréciations, conduites et paroles n’est pas bien claire mais me fait penser aux lois universelles du don et du contre-don décrites par Marcel Mauss. Il convient en toutes circonstances de proportionner ce qu’on reçoit et ce qu’on donne, ce qui condamne le romantisme autant que la radinerie.

Orwell est un bon guide : il a combattu toute sa vie l’impérialisme anglais. Son socialisme est anti-stalinien depuis qu’il a vu, à la façon de Simone Weil, comment les choses se passaient dans la guerre d’Espagne.

Non seulement la vertu des gens simples doit être respectée, mais c’est sur elle que doit se fonder toute transformation sociale. Tout le contraire de ce qu’a fait Lénine qui a commencé par supprimer le petit commerce, la petite paysannerie et le petit artisanat ! Résultat : un million de morts par famine !

Il s’ensuit une critique sévère des intellectuels révolutionnaires complices du totalitarisme à moins qu’ils ne le nourrissent de leurs écrits, bien protégés qu’ils sont par le système libéral sur lequel ils crachent. Vivant dans l’abstraction, dans les livres et en apesanteur sociale, ils ont été privés de l’expérience nourricière de la décence ordinaire propre à la socialité populaire. Cette privation qui est aussi une frustration provoque envers la société un ressentiment qui pousse à vouloir tout renverser. Un sentiment haineux cache chez les révolutionnaires une vive volonté de pouvoir, l’espoir de maîtriser le monde par le moyen de leurs grandes théories. Encore une fois, c’est un socialiste libertaire qui écrit cela. Les Possédés de Dostoïevski est une bonne illustration du fanatisme des frustrés.

Cette impression de toute puissance, je me souviens l’avoir éprouvée au sortir de l’adolescence à la lecture de L’Idéologie allemande : c’est l’infrastructure économique qui détermine la superstructure idéologique, explique Marx. Mais moi, c’est par un livre que j’étais soudain devenu conscient de l’aveuglement idéologique dans laquelle vivaient les gens ordinaires. Je planais désormais bien au-dessus de la conscience aliénée de mes contemporains. Je savais ! Je ressentais pourtant un grand trouble devant le mépris dans lequel étaient tenues les mœurs petites-bourgeoises des familles par les gauchistes, comme on disait.

Reste à savoir ce qu’il reste de la décence observée par Orwell au temps où le peuple était encore façonné par la famille, la religion et les mœurs rurales (même dans le prolétariat). Resterait à dire aussi qui sont les successeurs des intellectuels staliniens maintenant que l’utopie révolutionnaire s’est évaporée.


Photo : Millet, L'homme qui greffe.

bottom of page