La Trilogie de Marseille
Comme Durrell a fait le Quatuor d'Alexandrie, Izzo a fait la Trilogie de Marseille. Avec un retard à l'allumage de 20 ans, j'ai le même coup de foudre que pour Houellebecq ou pour Despentes. Pendant que la Chine est en train d'envahir le monde avec ses routes de la soie à sens unique, moi je me plonge dans Izzo dès que j'ai un moment. Quand les intrigues sanglantes se compliquent, je perds un peu pied mais ce qui m'importe, c'est le style, étant entendu que, comme dit Schopenhauer, le secret d'un bon style, c'est d'avoir quelque chose à dire.
Dans le second tome de la Trilogie, il n'y a que le titre de raté, Chourmo : à la fois trop court et trop lourd, et on ne comprend pas c'que ça veut dire (en fait, la galère). Sinon, c'est 300 pages de bonheur. Je vais commencer par le plus dur.
La cousine de Fabio ressemblait à Claudia Cardinal, mais c'est un salopard qui l'eue et qui a "osé l'aimer en la foutant de tous ses crimes". D'où ce reproche muet : "Pourquoi m’as-tu lâché la main, ce dimanche-là au cinéma ? On aurait pu se marier tous les deux."
Vingt ans plus tard, Gélou est toujours aussi belle mais Fabio doit lui annoncer la mort de son fils disparu depuis trois jours. Comment vous auriez raconté ça, vous, mon lecteur ? Moi, je n'en ai pas la moindre idée. Voilà, en un peu abrégé, comment s'y prend l'auteur au regard si tendre :
Elle m’attendait à la terrasse du New-York.
- Qu’est-ce qui se passe, Fabio ?
- Il est mort, dis-je doucement.
Je lui pris les mains et je levai les yeux sur elle avec tout l’amour que j’avais en réserve pour les mois d’hiver. Je sentis le sang refluer de ses mains. Viens, je dis, et je l’obligeai à se lever avant qu’elle ne craque. Je la pris par l’épaule comme une amoureuse. On traversa au milieu du flot des voitures sans s’inquiéter des coups de frein et des klaxons. Sur le quai, je l’enlaçai. On aurait pu croire deux amants fous de désirs. Derrière le clocher des Accoules, le soleil déjà se cachait. Elle leva un visage défait. Ses joues semblaient fissurées comme après un tremblement de terre. Elle partait ailleurs. Au pays des larmes.
Fabio a cependant connu des moments de bonheur dans son cabanon des Goudes en compagnie de Lole :
Cela m’était essentiel de prendre de la distance avec les humains. De me ressourcer en silence. Pêcher était accessoire. Juste un hommage, qu’il fallait rendre à cette immensité. Loin au large, on réapprend l’humilité. Et je revenais sur terre, toujours plein de bonté pour les hommes. Lole savait cela, et bien d’autres choses encore que je n’avais jamais dites. Elle m’attendait pour déjeuner sur la terrasse. Puis nous mettions de la musique et nous faisions l’amour. Avec autant de plaisir que la première fois. Avec la même passion. La dernière fois, nous avions commencé nos caresses avec Yo no puedo vivir sinti. Un album des Gitans de Perpignan. Des cousins de Lole. C’est après qu’elle m’avait annoncé son intention de partir. Elle avait besoin de l’ailleurs, comme moi de la mer.
Troisième extrait. Un dialogue au comptoir de Chez Félix, place de Lenche :
- Ceux qu’on a aimé ne meurent jamais. C’est comme cette ville, tu vois, elle vit de tous ceux qui y ont vécu. Tout le monde y a transpiré, galéré, espéré. Dans les rues, ma mère et mon père, ils sont toujours vivants.
- C’est parce qu’on appartient à l’exil.
- C’est Marseille qui appartient à l’exil. Cette ville ne sera jamais rien d’autre, la dernière escale du monde. Son avenir appartient à ceux qui arrivent. Jamais à ceux qui partent.
- Oh et ceux qui restent, alors ?
- Ils sont comme ceux qui sont en mer, Félix. On ne sait jamais s’ils sont morts ou vivants.
Comme nous, pensais-je en finissant mon verre pour que Félix le remplisse encore.
Si ces trois passages vous ont plu, je vous en remets encore deux qui ne m'ont pas laissé indifférent :
Ma guimbarde n'arrivait pas à faire oublier sa vieille odeur de tabac froid. Cûc ne fit aucun commentaire. J’ouvris la fenêtre et mis une cassette de Lightnin’ Hopins, mon bluesman préféré, Your own fault baby, to treat me the way you do. Et c’était parti. Comme en 14. Comme en 40. Pour toutes les conneries dont les hommes sont capables. Je pris par la Corniche. Juste pour avoir la baie de Marseille plein les yeux et la suivre ainsi qu’une guirlande de noël.
Et la meilleure pour la route :
Quand je revins avec mes deux verres et la bouteille de Lagavulin, Cûc me faisait face. Nue. À peine éclairée par la petite lampe bleue que j’avais allumée en entrant. Elle s’agenouilla et défit mes boutons un à un. Je sentis ses cheveux sur mes cuisses.