Nos fétiches nous trahissent
Les enfants ont leurs objets transitionnels. Nous avons nos fétiches, qui montrent que le passage à la pensée rationnelle n'exclut pas des restes de pensée magique, comme l'affirme Lévi-Strauss. Nos fétiches nous rassurent. Ils ornent notre cadre quotidien, témoignent de notre passé et de notre style. C'est une sorte de miroir où nous aimons nous contempler et peut-être nous donner à voir aux visiteurs, avec fierté ou gêne selon.
Quant à moi, il n'y a que dans mon bureau que j'ai le droit d'exposer mes fétiches. Encore ce droit est-il toujours menacé mais je tiens bon...
Il y a deux buffets de noyer qui se font face de part et d'autre de mon bureau. Celui de droite est un trophée que j'ai remporté du poulailler de la bastide de Bouquet avant qu'elle soit rachetée et enclose de grillages par Michelin qui y vient en hélicoptère pour y faire ses chasses.
La photo du haut, qui se trouve sur le buffet de gauche, révèle mon attirance pour l'autre face de l'humanité, la face noire, Afrique, Antilles. Vous pourrez y voir la reproduction défraîchie d'un tableau qui se trouve dans le musée de Fort-de-France : Petit maître que j'aime. Il y a aussi des flacons d'encre de Chine sauvés en débarrassant la cave de Sabine, boulevard Magenta.
La photo qui est en dessous, sur le buffet de Bouquet, nous ramène vers la Méditerranée. Vous y verrez un centaure dans un paysage corse, une pierre cannelée arrachée au forum romain, des tessons et cailloux de formes sexuelles ramassés au fur et à mesure de mes labours, un tableau de Marseille par William Turner, une bouteille de rhum colombien, etc. Le macaron bleu de la Hechicera répond au soleil rouge de Casalonga. Le pinceau de Turner a trouvé dans ces deux taches les teintes de sa toile. Les fiasques se regardent. Les sexes se toisent, comme dit Musset des salons de 1815. La petite cruche de cuivre cabossée est toute seule. Elle a mon âge, peut-être bien plus, je ne le saurai jamais.
Pour bien tout situer, je reviens au premier buffet. Vous reconnaitrez dans la glace la croute à la fiasque et la lampe aux roses criminelles achetée à Alexandrie, rue Attarine, posées sur le buffet de Bouquet. Vous y discernez des photos de famille et des objets en fer blanc ou étain, dans un dégradé de gris, des boites et des couverts en vieux Paris. Vincent a fait les bonhommes en fil de fer comme la fresque à l'égyptienne vue en face. Vous me suivez ?
Je n'en dirai pas plus car mes vices ne se trahissent que trop dans tous ces fétiches. N'avez-vous pas les vôtres, mon lecteur ? Que disent vos fétiches ? Mais, après tout, peut-être vaut-il mieux avoir de petits vices pour nous préserver d'en avoir de gros...