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Bruno a rapporté la clé


Quand ma mère est morte, âgée et diminuée, j'ai accepté sa disparition malgré ma peine. Une chose pourtant m'a tracassé, que j'aurais dû faire et que je n'ai pas faite. Chaque mort vient nous rappeler que c'est du vivant des êtres qu'il faut faire ses comptes, dire et faire ce qu'on a à faire.

Mes parents avaient acheté une maison de village dans le Luberon où ils ont passionnément aimé venir chaque semaine et chaque été pendant 50 ans. Ils y ont retrouvé des racines, un poumon, une morale, une esthétique, un art de vivre. Les derniers paysans, leur architecture, une géologie, la pente des chemins, des saisons, le feu dans la cheminée, les commissions sur les marchés, le melons de l'été, l'histoire des Vaudois, la montagne bleutée, le mistral, les promenades rituelles ou exploratoires, etc. J'ai moi-même hérité de cette richesse et de cette passion.

C'est ainsi qu'ils ont supporté de vivre à Aix dans un appartement confortable mais sans âme où il a pourtant bien fallu qu'ils se retranchent dans leurs vieux jours. C'est moi qui devais alors les conduire dans leur maison, mais le jour où j'ai vu mon père descendre les escaliers sur les fesses, j'ai compris que ce serait la dernière fois. J'ai ramené mes parents en ville et j'ai mis la clé dans ma poche.

Plusieurs fois, ma mère m'a demandé de lui donner cette clé que je n'avais jamais sur moi. Je lui assurais avec quelque désinvolture que la clé était en sécurité et j'ai toujours négligé de la lui rapporter. J'ai compris trop tard quelle pouvait être la valeur symbolique d'une clé. Pour mon père, c'était le pays qui comptait le plus mais pour ma mère, c'était "sa maison". Voilà mon remords.

Eh bien il m'a été donné d'en être allégé, voici comment. Béatrice m'avait envoyé par internet des enregistrements qu'elle avait fait de plusieurs repas qu'elle avait pris avec nos parents dans leurs derniers jours ensemble. Je ne les ai écoutés que récemment. Propos du quotidien, silences, tintement des couverts. La voix fait revivre les morts mieux que les photos. Et tout d'un coup notre père a dit : "Hier, Bruno nous a fait un beau cadeau, il nous a rapporté la clé de notre maison."

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