C'est qui, Houellebecq ?
Je suis occupé, comme vous peut-être, mon cher lecteur, à lire Sérotonine dont j'aurai à vous parler bientôt, Mais pour suivre l'actu, je vous propose le petit article plus général que j'ai eu la chance de publier dans Le Monde des livres de vendredi dernier :
Cet auteur à la ligne claire, comme on l’a dit d’un Hergé ou d’un Camus, est en réalité souvent mal compris en raison des fausses pistes et des chausses-trappes auxquelles il expose son lecteur. On commencera par décrire le logiciel profond dissimulé derrière l’apparence du pornographe provocateur pour découvrir un moraliste possédant une vision historique à long terme.
Houellebecq est à ranger parmi les grands écrivains réactionnaires qui voient dans l’individualisme le fléau du monde moderne. Il en résulte la concurrence de tous contre tous et la solitude affective du plus grand nombre. La fin de la religion, qui unit les contemporains, et la fin de la famille, qui unit les générations, en sont la cause. Balzac et Baudelaire sont ses maîtres. Houellebecq est donc foncièrement antilibéral à la différence de la gauche, antilibérale en économie mais libérale en morale, et de la droite qui occupe la position inverse. Il est donc inclassable. Le capitalisme est à ses yeux le plus naturel des systèmes, c’est-à-dire le pire. Toute société a besoin « d’une religion quelconque », affirme cet athée dans Les Particules. Voilà pourquoi le héros de Soumission hésite entre la religion catholique et l’islam. Houellebecq a dit son admiration pour la Vierge Marie et la communion des saints, son mépris pour la Renaissance, la Réforme protestante et les Lumières libérales.
Les auteurs socialistes français et anglais des origines puisaient leur inspiration dans le modèle organique médiéval. On ne s’étonnera donc pas que l’antimoderne qu’est Houellebecq tourne la tête de ce côté jusqu’à en garnir la bibliothèque du pseudo-Houellebecq dans La Carte. Même intérêt pour le socialisme républicain. Houellebecq proclame dans ses Poésies : « Robespierre, je t’aime », et consacre plusieurs pages à Péguy dans Soumission dont le beau personnage d’Alain Tanner est féru.
Mais l’essayiste qui sommeille en Houellebecq s’incarne dans un romancier ambigu. Prenons encore Soumission. Il avance l’idée qu’une France atomisée par ses divisions n’aurait rien de mieux à faire qu’à se soumettre à l’islam. Voilà le sens profond, mais cela ne l’empêche pas de se livrer à une satire humoristique de cette religion. Il égratigne donc la bulle qu’il vient de former. Prenons Plateforme. Ce roman est-il un éloge ou le procès de la prostitution ? Les deux certainement. D’un côté, le « vagin » des filles du sud est offert aux riches occidentaux, non sans gourmandise et complaisance assurément. D’un autre, l’amour seul est déclaré « divin ». C’est tout le temps comme ça. Et pour accroître la gêne, les héros les plus cyniques, ceux qui souhaitent la mort de leur conjoint vieillissant, de leurs enfants ou de leurs parents, semblent se confondre avec l’auteur, menant eux-mêmes la narration et se prénommant Michel.
La question du qui est précédée par la question : où est Houellebecq ? Dans laquelle des voix narratives qui s’enchevêtrent, dans l’adorable sourire de Caroline Yessayan (Les Particules) ou dans une impureté tenace très mussetienne ? Ses personnages semblent nous dire : « Vous aimez le monde moderne et son individualisme ; je vais vous le montrer dans sa hideuse vérité et cela ne me sera pas difficile car j’en suis moi-même un des plus lamentables représentants. » Mais faute avouée… L’auteur a sûrement un pied dans chaque camp. Il faut compter avec des blessures personnelles dont il se sert avec un talent calculé pour interpeller le lecteur en un troublant dialogisme.
Photo : L'affiche du colloque que j'avais organisé à Marseille en 2012. Je vous conseille de lire les citations vis-à-vis du portrait.