À nos amis musulmans
C'est encore à la Caravelle sur le Vieux-Port que j'ai donné rendez-vous à Abderrahim. Nous avons signé des papiers et fait le point sur sa thèse. Abderrahim trouve que je pourrais parler plus souvent de l'islam dans mes billets. Il m'a rappelé qu'au début, il voulait faire sa thèse sur les rapports entre littérature française et Orient et que je l'avais beaucoup étonné en lui disant que je n'approuvais pas que les Antillais fassent toujours des recherches sur la littérature antillaise et l'esclavage, les Africains sur la littérature africaine et le colonialisme et les Maghrébins sur la littérature maghrébine et l'islam. Il me semblait que la littérature française offrait des perspectives plus larges et qu'il serait plus formateur que chacun ne se replie pas sur sa culture.
Abderrahim a suivi mon conseil et travaille depuis trois ans sur Les écrivains de la période romantique devant la Révolution. Il épluche donc avec autant d'enthousiasme que de courage les œuvres de Tocqueville et de Leroux, de Chateaubriand et de Stendhal, de Balzac et de George Sand, de Michelet et de Lamartine, de Hugo et de Flaubert ! Énorme tâche dont il aura à faire la synthèse en assimilant les révolutions de 1789, 1830 et 1848 ! Je ne doute pas qu'il en retirera un immense profit dont il repartira bien armé s'il parvient à retourner enseigner dans une université marocaine.
Je sais bien que c'est l'Europe qui est partie à la conquête du monde depuis la Renaissance et non l'inverse et que nous portons la peine de tant de racisme, de colonialisme et d'esclavagisme ! Mais cela n'enlève rien au souffle vivifiant qui emporte toute notre littérature depuis Montaigne et Rabelais. C'est au contraire là mieux que nulle part ailleurs qu'un étudiant pourra s'initier à la liberté, à l'égalité, au pluralisme, à la libération des préjugés. Abderrahim me faisait aussi remarquer que Leroux qui a tant écrit sur les cultures de l'Inde et de la Chine a négligé l'islam. Ce n'est pas tout à fait vrai. Vous pourrez retrouver dans mon Anthologie les citations que voici. J'aimerais que vous les lisiez attentivement, mon cher lecteur musulman ou non musulman.
La Grèce ! Mais ce n’était que le bord de l’Orient ! Nous crûmes avoir épuisé un monde dont nous avions à peine sondé le rivage ; et voilà qu’en pénétrant plus avant, nous découvrons des horizons gigantesques.
Depuis trente ans les Sociétés bibliques s’occupent incessamment de traduire la Bible dans tous les idiomes et dans tous les dialectes. C’est bien, c’est apporter son tribut à la grande bibliothèque de l’humanité, où tout livre important sera traduit en toute langue. Mais il y a autre chose à faire de beaucoup plus utile pour le progrès général de l’humanité : c’est de faire connaître aux sectateurs mêmes de la Bible toutes les autres Bibles de l’Orient. (1932)
Comme la riante mythologie de la Grèce, comme la poésie religieuse d’Homère, la Bible et l’Évangile viennent pour nous se fondre dans le ciel oriental, dont elles étaient des étoiles détachées. La Genèse a son pendant dans le Zend‑Avesta des Persans ; le Pentateuque a ses analogues dans les lois de Manou et les Védas. Job, dans sa sublimité, c’est le chant éternel de l’Arabe, depuis les poésies antiques du désert jusqu’au Coran réformateur. Esther, Tobie, et tant d’autres épisodes, viennent se placer auprès des riches fictions des Mille et une nuits, là où l’imagination se joue à l’aise avec les rubis, les fleurs, toute la parure de la terre, toutes les richesses du travail de l’homme, et se plaît aux changements inattendus de scènes, aux péripéties miraculeuses, comme le génie de Shakespeare dans Le Songe d’une nuit d’été. (1932))
Le Coran est un hymne perpétuel sur l'unité et la puissance de Dieu, il n'y a pas une sourate où cette idée ne soit empreinte ; elle est reproduite sous toutes les formes, la génération de l'homme, la vie de la nature physique, la germination des plantes, l'admirable spectacle du ciel, tout sert au poète pour montrer aux hommes leur impuissance, leur faiblesse et la toute puissance de Dieu. (1826)