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Vous avez de la conversation ?


Je sais bien, on me l'a reproché, que j'ai le défaut de trahir mon impatience quand une conversation s'enlise dans les platitudes et les facilités.

Excellent déjeuner de rentrée hier au bord de la piscine de Diane et Pierre, mon ex-dentiste et ami, avec quelques anciens de l’équipe de handball du SMUC. Disposition de table à la française avec séparation des couples et alternance du masculin et du féminin, mais, en tant que basketteur, j’étais forcément un peu dépaysé parmi ces handballeurs, ce qui me mettait en position favorable pour observer la conversation, à la française, elle aussi.

La règle est de ne jamais peser et de stimuler l’amour-propre de chacun par des provocations bien calculées. Le leitmotiv inventé par Michel était de savoir si, dans le fond, Pierre était si bon handballeur que ça... En tout cas, glissait-il à chaque fois, il était très sympathique et il avait plein d’amis. Par une hypocrisie calculée, ses amis, justement, évitaient de démentir la rumeur… Merci à vous tous, mes chers hôtes, de ce moment d'humour.

Autour d’une table, il n’y a rien de pire qu’une conversation tunnel, qui n'est justement plus une conversation. C'est quand un convive arrive à monopoliser la parole, sur un sujet intéressant ou inintéressant, et ne la lâche plus. Quelques maladroits courtisans l’ont relancé par leurs questions ou leurs remarques et le tyran procède à une stérilisation des esprits. Son sujet devient le seul possible. La capacité d'initiative de ses prisonniers est réduite à néant. Il ne reste plus qu’une solution, faire un énorme coq à l’âne introduit par un À propos… du genre : Est-ce que les émigrés de l’Aquarius ont réussi à débarquer quelque part ? Ou bien Avez-vous des tabous sexuels ?

En 1800, Germaine de Staël expliquait qu’en France, à la différence de l’Allemagne, celui qui prend la parole est considéré comme un usurpateur qu’on dépossèdera de son privilège dès qu’il deviendra ennuyeux ou se prêtera au moindre ridicule. Il faut avoir de l’esprit, sous peine de mort. Il faut toujours s’exprimer cum grano salis. La conversation française, dit Germaine, est comme le champagne, comme l’électricité. Il faut que ça pétille et circule. Que jamais ça ne s’enkiste. À la maîtresse de maison aussi de faire circuler le micro pour réveiller les paresseux et consoler les anxieux.

Mais il y a deux écueils, la lourdeur et la futilité. Quand Chateaubriand s’est rendu auprès du vieux roi Charles X en exil à Prague, il décrit la conversation languissante qu’il avait à table avec ses proches : on parlait de la météo et des maladies de chacun. Le roi a fini par lui demander de raconter son voyage à Jérusalem. Pareil chez nous quand on parle trop longtemps des chiens et des chats, des recettes de cuisine, des films qu’on a vus et de ceux qu’on n’a pas vus, des mérites et inconvénients des diverses messageries téléphoniques, etc. Je sais bien qu’on fait comme on peut et que tout le monde peut manquer d’inspiration. Mais il n'y a pas à se complaire dans le plus grand dénominateur commun.

C’est comme un incendie : on ne sait pas quand et comment la conversation va partir. Encore faut-il souffler dessus au bon moment. Mais attention à ne pas mettre le feu à la pinède si l'amour-propre de quelqu'un se trouve blessé.

Si on a la chance d’avoir à sa table un grave magistrat plein d’expérience, un inventeur de génie qui sauvera la planète avec un moteur qui marche avec de l’eau ou un guerrier intrépide ayant risqué cent fois la mort à Mossoul et à Racca, on ne va pas discourir deux heures durant sur les zizanies avec ses voisins, sur ses maladies de peau ou sur les profs qu’on avait au collège. Seulement il se peut que le magistrat, l’inventeur et le guerrier soient fatigués de parler boutique et préfèrent se divertir en observant l’humaine condition. C’est peut-être au moment du café seulement que des apartés pourront se nouer et que le spécialiste pourra entamer un tour de piste avec quelques privilégiés qu’il aura jugés dignes de l’accompagner un moment…

La Bruyère a peint un homme qui ne sort de sa torpeur que lorsque la conversation arrive sur le chapitre des prunes, et encore pas n’importe quelles prunes, mais une certaine espèce qu’il a dans son jardin et sur laquelle il est intarissable (Caractères, XIII, 2). Pascal complète La Bruyère en disant que « l’homme universel parlera de ce qu’on parlait quand il est entré ». S’il est savant en quelque domaine, on ne s’en apercevra « que par la rencontre et l’occasion ». (Pensées, Brunschvicg, 35).


Photo de Robert Frank capturée aux Rencontres photographiques d'Arles, Espace van Gogh.

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