La petite valise de moleskine

Je suis revenu de ma dernière visite dans la maison de ma tante Monique décédée en 2014 chargé d'une petite valise de moleskine contenant les archives de mon grand-père, Albert, dont j’ai déjà publié les lettres de guerre sous le nom de Lettres à Léa, après la mort de mon autre tante, Marguerite.
Plus d’un siècle de vieux papiers dont l’odeur ancienne est propre à faire ressentir ce que Flaubert appelle le frisson historique. Possédez-vous de telles archives, cher lecteur plein de mémoire ? Ces papiers datés de 1910 à 1960 traversent les deux guerres. Tout me captive : qualité du papier jauni et assez abîmé, qualité de l'encre, formes de l'écriture des lettres manuscrites ou tapées à la machine, minuties de l’administration, timbres, formules de politesses, etc.
Quel est le mode d’existence du passé ? C’est une question qui me traverse souvent l’esprit. En triant ces lettres, je me suis senti un droit de vie ou de mort sur bien des noms que je pouvais sortir de l’oubli ou jeter à la corbeille pour jamais.
Voulez-vous quelques anecdotes ? Je sélectionne la période de la Deuxième Guerre qui hante l’imaginaire de tout Français et de bien d'autres : l’occupation allemande, la collaboration, la résistance, les communistes, de Gaulle. Voilà d’ailleurs un mois que je suis plongé dans l’excellente série Un village français qui relate tout cela.
Militaire de carrière, Albert avait 51 ans quand la guerre éclata. Passant l’inspection d’une caserne, il était entré dans une chambrée obscure où un soldat avait planté une tige de fer dans un mur pour faire sécher sa cravate. Il perdit un œil malgré trois mois passés allongés dans la salle obscure d’un hôpital de Nantes, la tête immobilisée entre deux sacs de sable. La rétine ne se recolla pas.
Il ne fut démobilisé que pour voir sa maison d'Épinal, 143, rue des soupirs (quel nom !), réquisitionnée par les Allemands en juin 40. Une attestation municipale daté du 5 décembre 44 établit la liste des objets disparus en juin 40 : un matelas, une cape en drap, huit chemises, dix paires de chaussettes, six caleçons, une paire de souliers, deux gilets de laine, une paire de jambières.

Veuf, Albert connut la débâcle. Il chargea ses deux filles, Marguerite et Monique, dans sa Celta 4 et la conduisit jusqu’à Villeneuve-sur-Lot avec son seul œil. Je me plais à penser qu’il fit le voyage avec la petite valise de moleskine qui est sur mon bureau.
Un document du 3 août 44 portant le tampon de l'État Français, peu de jours avant la libération de Paris, accorde à Albert une pension d’invalidité de 60 %, soit 35 % pour l’énucléation de son œil droit, 15 % pour une plaie par éclat d'obus au creux poplité gauche et 20 % pour une plaie pénétrante région lombaire droite. Ça, c'était ses blessures de 1918 où il fit crucifié par 7 éclats d'obus (un an d'hôpital). J'ai refait le calcul : il me semble qu'il méritait plutôt le 70 % ! Un de mes souvenirs d’enfance, c'est quand Albert me fit monter dans sa chambre. Il prit un canif et retira son œil de verre gros comme un gallo puis il déboutonna sa chemise et me fit voir un énorme bourrelet qui lui sillonnait le dos en diagonale.
Jacques, mon père, racontait qu'un jour, Albert lui a découvert son dos de la même façon : un éclat d'obus oublié par les chirurgiens voulait ressortir. " Papa, j'vais vous enlever ça ! " a répondu Jacques s'armant d'une paire de ciseaux et d'une boite d'allumettes.

J’ai aussi ramassé des tickets de rationnement. Les premiers datent des lendemains de la Première guerre, les seconds des lendemains de la Seconde. Et des timbres. Les premiers représentent le Maréchal, d’autres portent les lettres RF encadrant une croix de Lorraine, cernées par une chaîne brisée. Il dut être édité fin 44 alors que la libération de la France n'était pas terminée.


La correspondance d’Albert retourné à Épinal après la guerre atteste surtout de son activité de visiteur de prison. Le camp de la Vierge (1100 prisonniers) semble avoir retenu beaucoup d’hommes accusés de collaboration. J’ai sélectionnés la lettre de parents reconnaissants envers Albert de leur avoir donné des nouvelles de leur fils Paul "victime d’une odieuse vengeance politique, frappé contre toute équité sur de faux témoignages qui, hélas, ont été écoutés avec complaisance ». Tel était le souci d’Henri Girard des Fromageries de Gruyère le 14 mai 1947 au sujet de son fils Paul. Que sont devenus aujourd’hui Henri et Paul ?
