"Je serai mère de famille !"
Les professeurs de littérature parlent beaucoup. Ils feraient peut-être mieux de mettre leur talent à sélectionner les meilleurs textes et à donner directement la parole aux grands auteurs. C'est ce que j'ai essayé avec les Mémoires de deux jeunes mariées, roman qui me remonte souvent à l'esprit quand je cultive mon petit domaine. Si vous voulez bien prendre la place de l'étudiant, mon cher lecteur expérimenté, c'est à vous qu'appartiendront les commentaires de la page que j'ai sélectionnée.
Au couvent, Louise et Renée ont donc promis de tout se dire, ou plutôt de tout s'écrire, de leur mariage. Je sacrifierai momentanément le personnage de Louise et la dialectique balzacienne. Une page extraite de la première lettre de Renée me suffira pour faire éclater le génie d'écriture de Balzac. Au sortir du couvent à 17 ans, Renée a accepté une invitation, avec sa famille, dans la bien pauvre bastide d’un gentilhomme provençal de Gémenos dont le fils, disparu après la bataille de Leipzig, est miraculeusement de retour.
Nous avons tenu cinq dans le vieux carrosse et nous sommes arrivés en toute majesté vers deux heures pour dîner à trois à la bastide où demeure le baron de l'Estorade. Le jardin qui entoure cette habitation est un jardin de Provence entouré de petits murs bâtis en gros cailloux ronds mis par couches et où le génie du maçon éclate dans la manière dont il les dispose alternativement inclinés ou debout sur leur hauteur. Le jardin, les alentours, sont horriblement poudreux, les arbres sont brûlés. Le dîner nous a été servi dans une vieille argenterie noire et bosselée. L’exilé, ma chère mignonne, est comme la grille du parc, bien maigre. Il est pâle, il a souffert, il est taciturne. À 37 ans, il a l’air d’en avoir 50. L’ébène de ses beaux cheveux de jeune homme est mêlé de blanc comme l’aile de l’alouette. Ses beaux yeux bleus sont caves ; il est un peu sourd, ce qui le fait ressembler au chevalier à la triste figure. Néanmoins, j’ai accepté gracieusement de devenir Madame de l’Estorade, à me laisser doter de 250 000 livres, mais à la condition expresse d’être maîtresse d’arranger la bastide et d’y faire un parc.
Oui, je me suis juré à moi-même de consoler cet homme sans jeunesse qui a passé du giron maternel à celui de la guerre et des joies de la bastide aux glaces et aux travaux de la Sibérie. L’uniformité de mes jours à venir sera variée par les humbles plaisirs de la campagne. Je continuerai l’oasis de la vallée de Gémenos autour de ma maison qui sera majestueusement ombragée de beaux arbres. J’aurai des gazons toujours verts en Provence, je ferai monter mon parc jusque sur la colline, je placerai sur le point le plus élevé un joli kiosque d’où mes yeux pourront voir la brillante Méditerranée. Nous nous intéresserons beaucoup aux vers à soie pour lesquels nous aurons des feuilles de mûriers à vendre. [le beau-père avait mis 10 000 mûriers en pépinière]
Et j’y serai mère de famille ! Ah mignonne, j’aperçois la vie comme un de ces grands chemins de France, unis et doux, ombragés d’arbres éternels.
Tu seras, ma chère Louise, la part romanesque de mon existence.
Photos : Porte de ferme en Provence par François Maurice Granet et Bastide dans la vallée de Saint-Pons à Gémenos.