Autre dialogue piraté dans l'avion : les avantages de l'inégalité

Vous vous souvenez, cher lecteur, du petit dialogue dont j’ai été témoin dans un avion (mon billet du 6 juillet) entre deux passagers que j’ai surnommés Gladis et Hector. Voici la suite qui m'a paru intéressante aussi.
Hector : L’égalité est le fétiche de la démocratie moderne. On ne trouve plus de défenseurs de l’inégalité, de la hiérarchie, de la domination, même si chacun, bien sûr, recherche toujours pour lui-même la meilleure position.
Gladis : Et alors ? Tout le monde sait cela.
Hector : C’est que j’ai envie d’essayer, une minute, un éloge paradoxal, l’éloge de la dissymétrie. Il n’est pas impossible de défendre l’idée que c’est mieux quand un individu ou une caste occupent une position supérieure de façon indiscutable.
Gladis : Cause toujours…
Hector : Je ferai d’abord remarquer que l’humanité a toujours préféré la dissymétrie. Je peux bien dire toujours puisque c’est pendant 99 % de son histoire que prévalut l’homo hierarchicus. L’homo democraticus est une invention de dernière minute, plus exactement de deux siècles à peine. Toutes les sociétés humaines anciennes sans exception sont des sociétés de castes dont l’Inde donne une bonne image. C’était bien comme ça en Europe et partout avec la noblesse et les roturiers. Il n’y avait pas une différence de degré mais une différence de nature entre les castes !
Gladis : Tu sembles oublier que les sociétés de la lointaine préhistoire étaient égalitaires : ni esclavage ni machisme chez les Indiens de Lévi Strauss, de Pierre Clastres ou de Marshal Sahlins, chez les esquimaux de Jean Malaurie, etc.
Hector : Peut-être, mais tout le monde était soumis aux ancêtres mythiques. L’homme demeurait à l’état infantile, voué à la répétition des normes archaïques. Les règles et les tabous étaient absolus. Celui qui les transgressait mourait à l’instant sans même qu'on le touche.
Gladis : Les ancêtres mythiques, ça ne comptait pas vraiment puisqu’ils étaient morts ! C’est rien que des mythes…
Hector : C’est le contraire : on peut d’autant moins contester l’autorité des morts qu’ils sont morts ! Les ancêtres mythiques, c’est la statue du commandeur !
Gladis : Bon, mais tout ça, c’est du passé ! Admettons que les modernes soient minoritaires par rapport à l’humanité : c’est peut-être pas pour rien qu’ils ont préféré l’égalité. C’est quand même un progrès !
Hector : Bien sûr, mais il se pourrait aussi que les grands penseurs réactionnaires ne disent pas tout à fait n’importe quoi quand ils disent que l’égalité favorise l’envie et la concurrence. Tocqueville a brillamment développé cette idée inquiétante en montrant que si grande soit l’égalité, il demeurera toujours de petites différences et que c’est vers ces petites différences que les hommes tourneront obstinément leurs regards, sources de rivalités sans fin, tu ne crois pas ?
Gladis : Ça se peut bien.
Hector : Ah ! Alors, il faut en tirer les conséquences… À propos, est-ce que tu as remarqué qu’aujourd’hui, les couples qui ont passé le cap de la quarantaine sont à considérer comme des rescapés.
Gladis : Je te vois venir. Tu veux dire que l’égalité de l’homme et de la femme ruine la paix des ménages.
Hector : Attention, c’est juste une hypothèse ! Ce qu’il y a de sûr, c’est que, jadis, ce que l’homme faisait ou disait était au dessus de tout commentaire, donc de toute contestation.
Gladis : De toutes façons, les femmes ne devaient parler ni de politique, ni d’argent, encore moins de sexe, bref de pas grand’ chose…
Hector : Comme ça, il n’y avait pas matière à dispute. Chacun restait dans son rôle et tout se passait bien.
Gladis : Eh oui, mais ce qui est cassé est cassé. Inutile de vouloir recoller une tasse en miettes.
Hector : On pourrait au moins faire semblant. Par exemple chaque semaine, on rétablirait la dissymétrie dans le couple en chargeant l’un des deux partenaires de prononcer sur le juste, le vrai et le bon. L’autre pourrait toujours faire des commentaires mais ça compterait pour du beurre. On pourrait même appliquer des pénalités en cas de révolte.
Gladis : Mais c’est le retour à la servitude !
Hector : Non, parce que ce serait fait par consentement mutuel et chacun son tour.
Gladis : C’est peut-être une bonne idée. Je veux bien qu’on essaie, si ça peut nous éviter des disputes stériles. Mais qui commencerait à jouer l’autorité ?
Hector : Moi, bien sûr !

Photos : Femme à la fenêtre, hôtel Peron, et château Borély, Marseille.