Ce qui se tait derrière les bouches closes
Ah, si je possédais l’anneau de Gygès ! L’homme se protège par bien des peaux. J’en compte trois. Il y a d’abord cette carrosserie qu’on appelle l’épiderme. Je n’ai, pas plus que vous, cher lecteur, à ce que je suppose, la moindre envie de la soulever, même après avoir vu Engrenages, cette nouvelle excellente série dont la troisième saison relate les exploits d’un dépeceur de femmes.
Le vêtement est une deuxième peau. Là, il est dans ma nature d’hétérosexuel de rêver parfois d’en savoir plus sur le compte de certaines passantes, comme dirait Baudelaire, vous ne sauriez m’en faire grief. Ce n’est pas du voyeurisme, je vous jure, c’est plutôt curiosité anthropologique. Lévi-Strauss a étudié le cru et le cuit. J'aurais pu être l'anthropologue du nu et du vêtu. On nous montre des nudités, les musées en sont pleins. On nous montre des mannequines habillées par les couturiers, les magazines de mode en sont pleins. Mais personne n’a pensé à nous présenter en vis à vis le même modèle nu et vêtu, de face et de dos. L'art de se vêtir ferait de grands progrès (et de se dévêtir ?). Et puis, vous n'avez jamais de fantasmes, mon hypocrite lecteur, encore Baudelaire ?
L’architecture est une troisième peau. Souvent, je m’interroge, en parcourant les rues de nos provinces, poings dans les poches, sur les paupières closes de tant de fenêtres. Explorer ces habitations comme Giono dans Manosque en proie au choléra… La province se meurt. Un seul pli d’une carte France contient combien de petites villes où on n’a pas envie d’aller ! Je ne parle pas des villages reculés où quelques vieillards attendent la mort. Dans les villes un peu plus importantes, les centres commerciaux ont tué, en même temps que les paysages, le tissu vivant du centre. De toute façon, plus personne n’a envie d’escaliers étriqués ni d’espaces biscornus et sans lumières. On préfère une résidence sans âme avec ascenseur ou d’insipides lotissements à la périphérie avec un garage, un jardinet, un barbecue et le portique vert et rouge des enfants.
Combien de millions de réfugiés syriens et maliens pourraient loger dans ce parc immobilier qui se meurt !
Des âmes, cependant, vivent, parfois, retirées derrière ces rideaux. À quelles occupations se livrent-elles en attendant la fin ? Bien sûr, il y a la télé et les repas, plus les commissions, la grande affaire de la vie. Il faut aussi faire le ménage et remettre la maison en ordre. Mais tout cela n’occupe que la moitié de la journée en mettant les choses au mieux. Alors ? Je ne vois que la masturbation et la métaphysique...
Le secret de ces façades me renvoie à ces vers de la pythie de Delphes traduits par Marguerite Yourcenar :
J’ai dénombré les grains de sable et les flots.
J’entends ce qui se tait au fond des bouches closes.
Je sens très loin d’ici cuire d’étranges choses.
Tortue et jeune agneau au fond du bronze enclos.
Photos : façade à Corte et les 3 peaux de la décoratrice Laura Gonzalez vues par Yannick Labrousse dans AD, Architectural digest (février-mars 2018).