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Les Liaisons dangereuses, roman de la pudeur


Plaisir, il y a 8 jours, à présenter Les Liaisons dangereuses devant le club de lecture marseillais animé par Jean Courdouan et Anne-mari d'Ornano Dire Lire. J’avais l’habitude de commencer le programme universitaire aixois des jeunes féministes de Wellesley college par le roman de Laclos pour leur offrir une french touch à l’atterrissage. Elles adoraient.

Supporterez-vous le cynisme de Laclos, chers lecteurs politiquement corrects ? Toute jeune fille qui lira ce roman est une jeune fille perdue, écrivait Rousseau en tête de sa Nouvelle Héloïse. Toutes les mères devraient faire lire mon roman à leur fille, inversait Laclos, pour les mettre en garde contre le danger des liaisons.

Les Liaisons (1782) est à la fois le roman le plus impudique et le plus pudique, en quoi il est le dernier chef d’œuvre de la littérature classique. On ne trouvera aucune indication de date ni de lieu, aucune description de visage, de paysage, de salon ni de chambre à coucher. Pas une petite cuillère ni une tapisserie. Allez au cinéma pour cela, mon lecteur trop curieux, ou chez les auteurs du XIX° siècle. Les Liaisons est un mécanisme d’horlogerie, une démonstration de mathématiques, un exercice d’artillerie destiné à déflorer une innocente fiancée et à pousser à l’adultère la plus prude des épouses.

Suivons l’observation de Valmont : « En amour, tout ne se finit jamais que de très près », et allons au fait. Madame de Merteuil a missionné son ex, Valmont, pour engrosser la petite Cécile, un bouton de rose, fiancée à un homme dont elle veut se venger. « Si la petite en revient telle qu’elle y aura été, prévient-elle, je m’en prendrai à vous. » (lettre 63) L’art de la litote, cette décence de l’indécence, culmine dans ce telle qu’elle était, et même dans ce simple telle, qui ne veut rien dire et qui veut tout dire. Il y a aussi cet usage des simples auxiliaires avoir et être : « J’ai besoin d’avoir cette femme pour me sauver du ridicule d’en être amoureux. » (lettre 4) « Aussitôt que vous aurez eu votre belle dévote, venez et je suis à vous. » Autres litotes : « J’adore les mines du lendemain. » Et, « L’une était déjà au lendemain et l’autre ne demandait pas mieux que d’y être. » (106)

Dans le compte-rendu de sa première nuit avec Cécile, Valmont relate : « On lui avait appris au couvent à se garder des baisers. Tout le reste était sans défense. » (96) Pour faire bon poids, Valmont enseignera tous les mots techniques à cette jeune fille naïve pour la préparer à sa nuit de noces... « Je lui ai tout appris, jusqu’aux complaisances, précise-t-il. Je n’ai excepté que les précautions. « (110) "J’ai obtenu d’elle ce qu’on n’ose demander aux femmes dont c’est le métier. » (115) Pas un mot plus haut que l'autre !

La lettre 125 relate la chute de madame de Tourvel. Aussi pudique sur le matériel que sur le sexuel, Valmont-Laclos ne donne que deux indications sur ce qu'il appelle le local de sa victoire : cette pièce comporte une ottomane vers laquelle l'action doit être dirigée et un portrait du mari auquel il convient de bien faire tourner le dos à la dame.

Mais le dénouement de l’intrigue illustre bien l’idée de Michaïl Bakhtine que les grands romans sont dialogiques. Enchanté par son succès auprès de madame de Tourvel, Valmont précède Stendhal en distinguant trois sortes de femmes, celles qui, dans l’amour, ne cherchent que le plaisir, celles qui n’aiment que par vanité d’avoir un amant remarquable et, beaucoup plus rares, et les femmes "délicates et sensibles, qui dans l’amour ne voient que leur amant" (133). Madame de Tourvel appartient à la troisième catégorie. Après sa chute, elle assure à Valmont :


Je ne puis plus supporter mon existence qu’autant qu’elle réussira à vous rendre heureux. Je m’y consacre tout entière : de ce moment, je me donne à vous et vous n’éprouverez de ma part ni refus ni regrets.


Valmont commente :


Ce fut avec cette candeur naïve ou sublime qu’elle me livra sa personne et ses charmes et qu’elle augmenta mon bonheur en le partageant. L’ivresse fut complète et réciproque ; et, pour la première fois, la mienne survécut au plaisir. Je ne sortis de ses bras que pour tomber à ses genoux, pour lui jurer un amour éternel ; et, il faut tout avouer, je pensais ce que je disais. (125)


La surprise du roman est une surprise de l’amour et ce roman racinien et même sadien d’avère être un grand roman rousseauïste autant qu'un roman libertin. Au lecteur de se débrouiller...

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