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Vous êtes pour ou contre Mai 68 ?


Mon ami Paul m'a ouvert des horizons le jour où il m'a dit qu'on n'était jamais obligé de répondre à une question par oui ou par non.

Je suis persuadé que si nous devions revivre l’ambiance d’avant Mai 68, nous la trouverions vraiment ringarde, lourde et pesante. Je ne sais pas vous, cher lecteur, mais je sais que je suis cependant irrité par le manichéisme que je rencontre dans les médias qui commencent à célébrer l'anniversaire de Mai 68 en traçant une ligne bien nette entre les pour et les contre. Les choses me paraissent tellement plus ambivalentes !

Je me souviens d’une formule de Michel Tournier qui disait, il y a peut-être 40 ans : « Ils sont dominés mais solidaires. Nous sommes libres mais solitaires. » Cette formule résume le grand basculement de la tradition dans la modernité et l'impossibilité de choisir sans nuance restrictive. Tocqueville écrivait en 1840 dans sa Démocratie en Amérique :


On rencontre encore quelquefois dans certains cantons retirés de l’ancien monde, de petites populations qui ont été comme oubliées au milieu du tumulte universel et qui sont restées immobiles quand tout remuait autour d’elles. La plupart de ces peuples sont fort ignorants et fort misérables ; ils ne se mêlent point aux affaires du gouvernement, et souvent les gouvernements les oppriment. Cependant, ils montrent d’ordinaire un visage serein, et ils font souvent paraître une humeur enjouée.

J’ai vu en Amérique les hommes les plus libres et les plus éclairés, placés dans la condition la plus heureuse qui soit au monde ; il m’a semblé qu’une sorte de nuage couvrait habituellement leurs traits ; ils m’ont paru graves et presque tristes jusque dans leurs plaisirs.


Voilà l'ambivalence ! J’ai pensé à ces lignes au Sénégal où j’ai vu un peuple souvent très misérable mais qui avait encore un pied dans le monde enchanté que nous avons perdu. Cinq religions au moins concourent à cet enchantement : l’animisme, l’islam, le foot, le voisinage et le lignage. Il ne nous reste que le foot, je ne le dis pas forcément avec ironie. Les supporters sont heureux.

On ne quitte pas l’ambivalence : le drame du Sahel, écrivais-je mercredi dernier, c’est que les femmes ont 5 enfants, ce qui fait que que tout développement est absorbé comme une goutte d’eau dans le Sahara mais ces enfants filent et tissent un lignage dense comme une tapisserie que Sami Tchak, auteur congolais, commente le cœur serré chaque fois qu’il prend l’avion :


Partir, c’est d’abord quitter une société où notre arbre généalogique est connu, où l’on s’est identifié à une famille, une lignée, un quartier, un village, une tribu. Où l’on se sent maillon d’une longue chaîne solide et historique. Et voici que nous brisons la chaîne. Qu’il nous faut gérer notre destin. Accepter l’idée que nous sommes désormais des anonymes, que notre histoire n’a plus de sens. Et ce déracinement vertigineux ne fait que s’accentuer avec le temps.


Dans le monde moderne, les gagnants s’enivrent de leur liberté. Mais tous les autres ? L'immense foule des losers ? Les vieux, les filles moches, les impuissants, les déprimés, les sous-doués, etc. ? Je suis tombé hier sur un passage où Michel Onfray résume la pensée de Houellebecq en écrivant :


Mai 68 a détruit sans reconstruire : les valeurs de la civilisation se sont écroulées comme château de carte : ordre, famille, autorité, hiérarchie, famille, patriarcat, patrie, respect, honneur, tradition, éducation, usages, politesse.


Je sais aussi bien que vous, cher lecteur à l'esprit acéré, tout ce que cette liste peut avoir de discutable et de contestable, résumable par un seul mot que j'emprunte à Pierre Bourdieu, la domination. Cette liste me donne à penser mais je ne la reprends pas à mon compte davantage que vous. Je veux dire que ce qui me paraît désirable ce serait d’être à la fois libres et solidaires pour reprendre le meilleur des deux termes de l'alternative énoncée par Michel Tournier. Observons que c’est en somme ce que dit la devise républicaine.


Photo : Sturmwind par Marianne von Werefkin (1916), Albertina, Vienne, le 13 juin 2017.

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