De Gaulle et les deux nationalismes français
Fallait-il être pacifiste en 1914, c’est-à-dire finalement se soumettre, et résister en 1940 ? C’est en gros ce que pensent les Français au XXI° siècle, mais ils pensaient le contraire sur le moment. En 14, le pacifisme de Jaurès était partagé par la CGT et par la SFIO mais quand l’Allemagne déclara la guerre, tout le monde adopta l’union sacrée contre l’agresseur.
Cette union sacrée réunissait pourtant deux opinions différentes. Maurice Barrès et Charles Péguy appartenaient aux deux camps opposés depuis l’Affaire Dreyfus, Barrès antisémite et antiprotestant, Péguy philosémite et philoprotestant, Barrès fulminant contre 1789, Péguy fervent de la Première République. Le nationalisme de droite de Barrès se trouve donc en opposition frontale avec le nationalisme de gauche de Péguy. La tradition dont se réclamait Péguy, c’est un patriotisme tourné vers l’universel, celui qui avait animé les soldats de l’an II, les républicains de 1848 et les républicains dreyfusards : tout le contraire d’un chauvinisme.
Permettez-moi un petit rappel pour montrer que le mot nation est le contraire d’un mot empoisonné. Le 20 septembre 1792, les troupes prussiennes menées par le duc de Brunswick marchent sur Paris. Le défenseur de Verdun, le colonel Beaurepaire, s’est suicidé. « De l'audace, encore de l'audace, toujours de l'audace », lance Danton. Sur le plateau de Valmy, au moment décisif, après quatre heures de canonnades, les soldats français répondent au cri de leur général, Kellermann, en criant « Vive la nation ! », brandissant leur chapeau au bout de leur baïonnette. La clameur dura un quart d’heure au point que la terre trembla. Galvanisés, ils remportent la victoire. Le lendemain, la République était proclamée.
« De ce jour et de ce lieu date une ère nouvelle de l’histoire du monde », dira Goethe, témoin visuel de la bataille. Kant dérangea sa promenade quotidienne et dit : « Seigneur, laissez votre serviteur mourir en paix car j’ai vécu ce jour mémorable. » Le mot Nation, désignait une association de citoyens adhérant aux mêmes valeurs quelles que soient leur origine alors que, liée par ses alliances avec d’autres familles royales, la monarchie semblait étrangère à son propre peuple. Le mot nation dans ce contexte était synonyme d’une liberté à portée universelle. C’est ainsi que l’américain Thomas Paine siégera à la Convention nationale et que plus tard, la Société des Nations puis l'Organisation des Nations unies reprirent le mot.
Ce que la France voulut exporter sous la Première République, au nom de « Vive la nation », c’étaient les droits de l’homme, ce qui fait vibrer Stendhal dans l’ouverture de sa Chartreuse comparant la campagne d’Italie au baiser du prince charmant réveillant la Belle au bois dormant, et comme l’a reconnu le légitimiste Chateaubriand dans ses Mémoires d’outre-tombe : « Nous allions l’épée dans une main et les droits de l’homme dans l’autre. » (MOT, Poche, t. 2, p. 80)
On comprend donc que Gustave Hervé ait pu dire : « La Marne, c’est Valmy, un gigantesque Valmy. » [La Marne, dans la région de Valmy, justement, première victoire française en 14 après l’invasion allemande] Le triangle Barrès/Péguy/Jaurès, peut-être les plus grands esprits de ce temps, résume toute la dramaturgie de l’ouverture de la Grande Guerre. Barrès, c’est le nationaliste antirépublicain, Péguy et Jaurès sont républicains mais la question de la guerre brise leur amitié, histoire magnifique et tragique, vrai drame cornélien. Jaurès le pacifiste est assassiné le 31 juillet, veille de la mobilisation générale, tandis que Péguy le belliciste est tué « à l’ennemi » d’une balle dans le front le 5 août. Barrès détestait Jaurès autant que Péguy mais vint se recueillir sur sa dépouille le lendemain de son assassinat.
Le kaléidoscope de l’histoire fit un tour complet dans l’entre deux guerres. Le nationalisme républicain et le nationalisme antirépublicain qui s’étaient confondus en 1914 s’opposèrent en 1940 sous la forme de la Résistance et de la Collaboration. En 1914, le nationalisme chauvin de Barrès et de Maurras s’opposait au nationalisme pangermanique, alors qu’à partir de 1933, il s’aligna au point de trahir et de se soumettre au pire : remarquable galipette !
En 1940, l’Action française de Maurras collaborait avec Pétain qui collaborait avec Hitler. Le Parti communiste collaborait avec Staline qui collaborait aussi avec Hitler. Il n’y eut que de Gaulle pour sauver l’honneur de la république.
Photo : la bataille de Valmy vue par Horace Vernet.