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Le passé existe-t-il ?


Je vous livre deux visions à l'état brut, mon cher lecteur aux yeux braqués sur l'avenir.

Que peut nous inspirer la bretelle d'autoroute que nous empruntons peut-être chaque matin ? Deux hectares ont été entièrement artificialisés, comme on dit : des reliefs ont été recomposés au tractopelle, on a mis du béton, du macadam, des talus, de la pelouse, un grillage. Il ne reste rien du champ d’oliviers planté par les Grecs il y a 25 siècles et reverdi après le gel de 56, rien des petites parcelles de blé, de vigne, d’amandiers, ni du champ où on a cultivé des asperges et des melons jusque dans les années 70, rien du bastidon avec une source, du bassin et des trois cyprès où ont vécu, travaillé et péri 12 générations successives, succédant elles-mêmes à combien de stratifications humaines ! Rien ne subsiste du cabanon dont le dernier occupant fut un vieux garçon, avec le poirier à côté de l’anneau où il attachait son âne, ni de la pierre où un cavalier s’est ouvert le crâne le jour où sa monture a été piquée par un taon, ni du coin de verdure en contrebas où se déversait le surplus de la source et où tant de couples sont venus chercher un plaisir défendu... Les chemins sont effacés ainsi que ceux qui les foulèrent et le souvenir de ceux qui les foulèrent.


J’ai ensuite à vous recommander un merveilleux livre pour enfants qui peut bien donner à penser à un adulte : La Maison de Roberto Innocenti chez Gallimard. Il n’y a aucun texte, mais chaque page montre avec plein de détails les transformations d’une maison rurale de 1656 (c’est gravé sur le linteau) jusqu’à aujourd’hui.

Dans la première image, la maison est en ruine et des enfants en randonnée l’explorent tout excités comme je l’ai si souvent fait dans le Luberon. On voit ensuite sa construction en 1656. On est dans la montagne avec des cultures en terrasse. On passe ensuite directement à une noce campagnarde en 1905. Onze ans plus tard, un curé suivi par deux enfants de cœur vient bénir la naissance d’un enfant. Mais en 1918, une lettre est restée ouverte près d’une femme en pleurs. C’est ensuite l’hiver et 5 enfants partent à l’école sous la neige en galoches.

En 1929, c’est les vendanges et son animation joyeuse, puis la moisson en 36.

Viennent les années la guerre. Toujours aucun commentaire mais on voit des enfants en uniforme, des réfugiés transis et misérables qui dorment dehors, des miliciens visiblement à la recherche de maquisards et, finalement, des soldats américains sur un tank qui distribuent du chocolat aux enfants.

La vie rurale reprend mais on aperçoit une vespa et une petite Fiat. Le deuil revient : entre le corbillard et une femme qui tourne la clé dans la porte, une vingtaine de personnes attendent sous des parapluies. La maison est enfin abandonnée mais au loin, on perce un tunnel pour une route. Dernière image, la maison est restaurée, pimpante, genre Ça m’suffit. Un papi en casquette et lunettes de soleil sirote un coca. Darty livre un frigo et le père arpente le bord de la piscine un portable sur l’oreille.

Dans quel sens feuilleter ce livre ? Je dirai plutôt en commençant par la fin.


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