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Vous connaissez Salvatore Satta ?


Comme dirait Madame de Sévigné, mon plaisir serait médiocre, si je pouvais vous le dépeindre. Ainsi commence l'article d’Angelo Rinaldi dans un n° de L'Express d’août 81 consacré à sa lecture du Jour du jugement. Le roman de Salvatore Satta, ce « Pascal méditerranéen » - Dieu en moins -, est cependant bien lugubre, dégageant juste une odeur de lentisque.

C’est que Satta décrit une île plus sinistre que la Corse, la Sardaigne, parce qu’elle n’a pas eu « la chance d’être rattachée à une grande nation, à une France centralisatrice, égalitaire et laïque qui lui aurait épargné au moins trois fléaux, la dynastie des Savoie, le fascisme et la démocratie-chrétienne ». Rinaldi a la dent dure ! Le résultat d’un statut d’autonomie, c'est le redoublement du clientélisme, la multiplication des roitelets et de notables, un emprisonnement morbide qui prit Satta à la gorge quand il rentra au pays après une brillante carrière de juriste à Rome… Courage, oh, mes lecteurs pleins de bénévolence, mais je vous promets le plaisir de découvrir un vrai grammairien ! Dire que j'avais recopié ces lignes pour mes élèves d'Ajaccio !


Me voilà en route vers le cimetière. Je suis revenu dans ce pays, entre deux bateaux du continent, pour voir s’il est loisible de mettre un peu d’ordre dans ma vie. Je marche au milieu de la route sans regarder personne, mais je devine que les portes s’ouvrent sur mon passage. Comme un négatif qu'on développe, des visages anciens reparaissent parmi ceux que je vois autour de moi : des gens qui ont disparu de la terre et du souvenir, qui se sont dissous dans le néant, et qui, subitement, se reproduisent sans s’en douter dans la suite des générations, dans quelque éternité de l’espèce dont on ne comprend pas si elle est le triomphe de la vie ou le triomphe de la mort. Et me voilà atteignant la place du Rosaire où les morts faisaient halte, avant les ultimes, les fatals cinq cents derniers mètres qui les amenaient à leur fin vraie. Quand quelqu’un trépasse, de la cathédrale, le glas descend pour annoncer aux 7051 âmes enregistrées au dernier recensement que l’une d’elles vient de disparaître : neuf coups pour les hommes, sept pour les femmes et un peu plus pour les notables. Je m’approche de la grille qu’on a mise à la place du portail tout vermoulu et je m’apprête à chercher Milieddu sans m’aviser qu’il devrait aujourd’hui avoir dépassé les cent ans. C’était un être bon qui paraissait demander pardon à tous les morts d’avoir à les ensevelir : n’empêche qu’il les mettait bel et bien sous terre sans se soucier de leur condition, riches ou pauvres. Dans la conversation, si un interlocuteur demandait à l’autre s’il était vraiment assuré du propos qu’il tenait, il s’attirait la réponse suivante : « Sûr, on n’est que du fait qu’on finira entre les mains de Milieddu. » En fin de compte, à Nuoro, la mort portait un nom. Au delà des tombeaux, un autre bout de terre s’étend, court et infini, avec quelques vestiges de croix de traviole. Je me demande s’il est encore le moindre espoir dans ces sépultures où les morts restent esseulés, sous ce sol où les ossements d’innombrables générations s’entassent et se confondent, devenus eux-mêmes sol. (Gallimard, 1990, p. 116-117).


Autre citation de la même encre :


Je vieillis avec rapidité et je sens bien que je me prépare une fin triste car je n’ai pas voulu accepter la première condition d’un homme mort qui est l’oubli. Il se peut que j’aie tenu à me lancer dans cette évocation à seule fin de me libérer de ma vie, sans mesurer le risque auquel je m’exposais, le risque de devenir éternel. Et à présent, dans cette chambre cachée où je me suis réfugié, je vois la neige : une neige légère qui se dépose sur les rues et les arbres tout comme le temps se dépose sur nous. Bientôt, tout sera nivelé. Dans le cimetière de Nuoro, on ne distingue guère l’ancien et le nouveau sous le linceul blanc, « ils » jouiront d’une paix éphémère. Enfant, je l’ai été, et le souvenir me revient du temps où, écrasant mon nez sur les vitres, je suivais le tourbillon de flocons. Tout le monde était là, dans la pièce éclairée par la chandelle, et nous étions heureux car nous ne nous connaissions pas. Pour se connaître, il faut dérouler la vie jusqu’au bout, jusqu’au moment où l’on descend dans la fosse. Même alors, il importe qu’il y ait quelqu’un pour vous relever, vous ressusciter, vous raconter à vous-même et aux autres, comme en un jugement dernier. C’est bien ce que j’ai fait, toutes ces dernières années, ce que je voudrais n’avoir pas fait et que je continuerai à faire, car désormais, il ne s’agit plus du destin d’autrui, mais du mien.


On voit que ce qui rend la mort si lourde à porter, c’est le manque d’amour qui l’a précédé. Ainsi, quand le jeune Sebastiano doit quitter le foyer pour devenir pensionnaire à Sassari, Donna Vincenza a préparé à l’intention de son petit dernier un viatique composé de tous ses trésors culinaires, mais l’enfant a préféré s’esbigner pendant la nuit comme dans La Maison des Atlantes où Rinaldi raconte comment un fils a trompé sa mère sur l’heure et le lieu de la distribution des prix pour s’éviter la honte de sa présence.


Il fallait rouvrir les paquets, quelqu’un finirait bien par tout manger. Mais la question n’était pas là : la question, c’était ce refus d’un acte d’amour. L’enfant ne le comprendra que bien des années plus tard, et il s’en souviendra toute sa vie. Mais Donna Vincenza ne le savait nullement, et sa blessure ancienne saignait à nouveau. Elle redevenait la jeune fille d’autrefois que Don Sebastiano avait épousée et qui, ensuite, sera incapable de franchir le seuil de la maison car il n’était nulle main pour l’aider. (p. 253)

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