Le Président et les pisse-froid
J’y ai fait allusion dans mon dernier billet, Alain Finkielkraut et Régis Debray, nos meilleurs défenseurs de la littérature française, constitutive de notre identité nationale, se sont émus du discours que notre Président a prononcé sur les marches de la Madeleine à la mémoire de Johnny Hallyday. Ce n'était pas la première fois qu'ils s'en prenaient à un Président à leurs yeux ami du marché plus que de la grande culture.
Après plusieurs signaux démentant ce jugement injuste, l’admirable oraison funèbre d’Emmanuel Macron adressée à Jean d’Ormesson devrait définitivement les pousser à revenir sur leur jugement.
Votre œuvre, a dit le Président au défunt, vous lie à Montaigne, à Diderot, à La Fontaine et à Chateaubriand, à Pascal et à Proust, elle vous lie à la France, à ce que la France a de plus beau et de plus durable, sa littérature. Nous sommes ici profondément unis par ce qui est l’essence même de la France, l’amour de la littérature et l’amitié pour les écrivains.
Ces mots répondent à ceux d’Ernst Robert Curtius qu’Alain Finkielkraut aime à citer :
La littérature joue un rôle capital dans la conscience que la France prend d’elle-même et de sa civilisation. Aucune autre nation ne lui accorde une place comparable. Il n’y a qu’en France que la nation entière considère la littérature comme représentative de ses destinées. (Voyage en France, 1925)
Le Président poussa cette pointe en évoquant la gaité du disparu :
La France est ce pays complexe où la gaité, la quête du bonheur, l’allégresse, qui furent un temps les atours de notre génie national furent un jour, on ne sait quand, comme frappés d’indignité. On y vit le signe d’une absence condamnable de sérieux ou d’une légèreté forcément coupable. Jean d’Ormesson était de ceux qui nous rappelaient que la légèreté n’est pas le contraire de la profondeur mais de la lourdeur.
Le Président adresse là une flèche sans les nommer aux déconstructeurs de tout poil qui, depuis les années 60, se complaisent avec délectation dans la lugubre théorie de la Mort de Dieu, de la mort du Père, de la mort de l’Auteur, et même de la mort de l’Homme. À cet intellectualisme morbide, le Président n’opposa pas une béate naïveté. Il évoqua chez le disparu « des ombres au fond du bleu cobalt », « des accord mineurs derrière les accords majeurs comme chez Mozart », « des sfumato derrière la surface claire ». Il eut ces phrases :
Lorsqu’on a reçu en partage les facilités de la lignée, du talent, du charme, on ne devient normalement pas écrivain. On ne se veut à toute force écrivain sans quelque faille, sans quelque intranquillité secrète et féconde. « J’écris parce que quelque chose ne va pas », disait-il et lorsqu’on lui demandait quoi, il répondait "Je ne sais pas." ou plus évasivement : « Je ne m’en souviens pas."
Ces remarques, puisque le rapprochement avec Johnny est à l'ordre du jour, font écho aux confidences de ce dernier dont l'enfance ne différa guère de celle de Michel Houellebecq :
Si je chante avec conviction sur scène, je n'aurais pas pu le faire si je n'avais pas eu la vie que j'ai eue. Donnez une magnifique chanson d'amour à un gamin qui débute, qu'est-ce que vous voulez qu'il y mette s'il n'a encore rien connu ? De la technique tout au plus. Un chanteur de rock comme moi fait son métier comme un boxeur. On le fait parce qu'on vient de nulle part et que l'on a faim. Notre vie en dépend et, bizarrement, cet esprit reste après, malgré le succès. (Télérama, du 16 décembre)
Photo : Le Président déposant un crayon sur le cercueil de Jean d'Ormesson.