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Vie et mort de Johnny


Il me semble qu’il y a deux mai 68, l’un tourné vers l’égalité, l’autre tourné vers la liberté, ces sœurs ennemies que notre devise met justement en tension. Les accords de Grenelle, les maos, les trotskystes, les communistes, Marx et Lénine, étaient clairement tournés vers l’égalité tandis que la contestation, comme on disait alors, de l’ordre familial et pédagogique était du côté de la liberté. Ces deux faces de mai 68 se tournaient le dos en toute schizophrénie. Les marxistes avaient crainte et mépris de la liberté sexuelle réputée aussi bourgeoise que la liberté économique. C’était, en résumé, la lutte des classes contre la lutte des générations.

La spécificité de mai 68 n'est pas l'égalitarisme Le communisme est mort. Pour concrets qu’ils aient été, les accords de Grenelle s’inscrivent en réalité dans une longue tradition de luttes ouvrières inaugurées en 1833.

Le vrai mai 68, celui sur lequel nous vivons encore aujourd’hui, pour le meilleur et pour le pire, c’est donc le mai 68 libertaire qui contesta l’autorité du Père et du Maître au nom d’une jouissance sans entraves. La mort de Johnny est l’occasion de se rappeler que les thématiques libertaires commencèrent en réalité au tout début des années 60 avec le mouvement qu’Edgar Morin qualifia de yéyé. C’était déjà la contestation des croulants par les teenagers, la contestation du standard de vie bourgeois, l’explosion des stimuli libidinaux, la consumation contre la consommation, le mauvais genre, blousons, jeans et chaînes de vélo.

Pourquoi le yéyé, 15 ans après la fin de la guerre, comme il y avait eu dada et les années folles après la Grande Guerre ? Ce n’est pas si clair même si on pressent l’action d’un secret équilibre thermostatique entre le tragique et la frivolité. Pourquoi ce déchaînement de chaises cassées, de chemises déchirées, de quasi-émeutes, d’hystérie à se rouler par terre qui choqua tellement au moment où les Trente Glorieuses ouvraient la porte au confort ? Finalement le yéyé, comme plus tard mai 68, fut-il une contestation de l’ordre ambiant ou au contraire un accélérateur de la dynamique en cours ? Il me semble intéressant de reprocher les deux phénomènes.

Dans son article de 1963 repris dans Le Monde cette semaine, Edgar Morin glisse que la génération qui s’indignait tant oubliait qu’elle avait bien donné, elle aussi, dans des formes d’hystéries beaucoup plus coupables.

Régis Debray (Le Monde du 12 décembre) s’indigne d’une autre façon de l’hommage rendu à Johnny par le chef de l’État. 100 personnes, gémit-il, pour l’anniversaire de la mort de Julien Gracq contre un million pour Johnny. La graphosphère définitivement vaincue par la vidéosphère, laquelle ne donne pas accès à la vie intérieure comme la littérature. Beau sujet de dissertation. En affirmant que "nous avons tous quelque chose de Johnny », Emmanuel Macron aurait franchisé le rêve américain de show-biz. Franchisé et francisé.

J’aime beaucoup Régis Debray, un de nos derniers grands hommes-ressource, mais que fait-il de l’extase ? Car c’est bien cette sensation physique, qui inonde et gonfle la poitrine, que Johnny a fait éprouver aux millions de fans qui l’ont pleuré. C'est un blanchiment de la négritude. Michèle parle mal : elle dit que les intellectuels français sont des pisse-froid. La religion n’est plus capable depuis longtemps de nous procurer une pareille sensation d'extase. La guerre le faisait aussi mais l’Europe l’a heureusement écartée de ses frontières. Restent le foot et le rock. Oh yé !



 
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