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Hybris ou Némésis


J'ai souvent pensé et écrit que la grande bifurcation devant laquelle nous avons à arbitrer presque à chaque instant de notre existence, c'est le point où divergent le chemin de la violence et celui de l'amitié, ou de la convivialité. Quand on regarde les choses, et qu'on cherche la cause des causes, on finit toujours par arriver à cette bifurcation qui constitue le fond du problème social, le fond de la psychique, comme aimait à dire Armen Tarpinian, le fond de la morale. Quand je parle de violence, je ne pense pas seulement aux guerres et aux crimes, mais à nos relations quotidiennes avec nos proches, nos voisins, nos partenaires de toutes sortes, y compris à la poste, sur la route ou dans l'autobus, y compris dans nos ruminations quotidiennes lucides ou obnubilées. J'ajoute que mes réflexions n'ont pas varié depuis longtemps : Marcel Mauss et René Girard sont à mes yeux les penseurs qui ont le mieux démonté les mécanisme de la convivialité pour le premier, de la violence pour le second.

Si dans la violence, chacun s'efforce de dominer son adversaire, l'amitié, elle, suppose un sentiment d'égalité réciproque, au moins dans l'estime que s'accordent deux personnes. Domination contre égalité, les choses semblent claires : on sait tout de suite où est le bien, où est le mal. Et on conclut que les sociétés de la traditions était mauvaises car elles étaient fondées sur la domination des forts sur les faibles, des riches sur les pauvres, des hommes sur les femmes, des aînés sur les cadets, des nationaux sur les étrangers. Voilà pourquoi pourquoi nous sommes démocrates. Voilà pourquoi nous ne voulons plus des sociétés hiérarchiques du passé.

Les choses se compliquent malheureusement quand on prend conscience que l'égalité est elle-même fauteuse de violence parce que des partenaires qui se considèrent comme égaux seront beaucoup plus portés à rivaliser entre eux, alors que le propre du système hiérarchique est de bloquer la rivalité. Un manant ne songe pas à rivaliser avec son seigneur ni un paria avec un brahmane. Tocqueville a eu des formules définitives sur ce sujet :


Si au goût du bien-être matériel vient se joindre un état social dans lequel la loi ni la coutume ne retiennent plus personne à sa place, on verra alors les hommes changer continuellement de route, de peur de manquer le plus court chemin qui doit les conduire au bonheur.

Quand toutes les prérogatives de naissance et de fortune sont détruites, que toutes les professions sont ouvertes à tous, et qu’on peut parvenir de soi-même au sommet de chacune d’elles, une carrière immense et aisée semble s’ouvrir devant l’ambition des hommes, et ils se figurent volontiers qu’ils sont appelés à de grandes destinées.

Ils ont détruit les privilèges gênants de quelques-uns de leurs semblables ; ils rencontrent la concurrence de tous.

(De la démocratie en Amérique)

C'est très embêtant car nous ne supportons plus les hiérarchies mais nous voyons bien que l'égalité conduit à la rivalité de tous contre tous. C'est ce qu'on appelle la mondialisation. La consommation effrénée est peut-être, sous son apparence pacifique, la forme la plus funeste de la violence car elle contient une volonté de puissance cachée et parce que c'est elle qui en train de ruiner notre planète.

C'est la même chose dans le couple : nous sommes tous pour l'égalité de l'homme et de la femme, mais il se pourrait bien que cette égalité ne favorise pas la paix des ménages...

J'adresse ma conclusion à Alain Caillé parce qu'il est à mes yeux le meilleur exégète et promoteur de la pensée de Marcel Mauss et de l'Essai sur don, comme directeur inspiré de la Revue du MAUSS avec Philippe Chanial et, parce que, comme président du Mouvement convivialiste, il désigne l'hybris comme cause psychique de la logique productiviste. La question qui me tracasse est la suivante : l'égalité, qui est la condition de l'échange amical des dons et des contre-dons, ne prépare-t-elle pas aussi un terrain favorable au développement de l'hybris ? En d'autres termes, n'est-il pas utopique de vouloir maîtriser l'hybris et promouvoir la némésis, tout en se disant démocrate ?

On ne reviendra certainement pas au système hiérarchique. C'est le doigt de Dieu, comme disait Tocqueville, qui l'a définitivement condamné. Mais nous avons la Loi. Les désastres produits par les totalitarismes de toutes couleurs, rouge, brun vert, nous ont mis en garde contre les effet d'une Loi dévoyée. Les ravages produits aujourd'hui par la corruption et par les rivalités humaines appellent des règles plus puissantes. C'est pour ça que j'ai mis une majuscule à Loi, ce substitut démocratique de la hiérarchie aristocratique.

Je souscris complètement à l’idée que la société civile a toutes les raisons de multiplier les initiatives dans le sens d’une économie participative soucieuse du commun. Il est, par ailleurs, impossible de supprimer le marché ; on a vu à quoi ça conduisait. L’État, enfin, est seul à pouvoir faire respecter une juste Loi. Il nous faut donc un triangle marché / société civile / État, ou, pour paraphraser Montesquieu, un système de contrepoids tel que le pouvoir arrête le pouvoir.

Voilà deux siècles que le marché et l’État se combattent et cherchent leur équilibre. Quant à la société civile, elle est capable de grands sursauts altruistes comme la nuit du 4 août 1789, en avril-mai 1848, ou en 1945. Puissions-nous être à la veille d’un tel moment ! Mais n’oublions pas que la concurrence des multinationales n’existerait pas sans la concurrence des consommateurs que nous sommes, ces individus douteux. Ce qui implique que le botom up soit complété par un efficace top down, c’est-à-dire que l’État joue son rôle et place un solide cliquet anti-retour entre Némésis et Hybris. Cela est particulièrement à l’ordre du jour quand la patrie est en danger (C02, insecticides, évasion fiscale, corruption), au moment où la puissance du marché n’a jamais été aussi grande et où l’ONU est impuissante. C’est donc en faveur de la Némésis que j’irai allumer un cierge à la Bonne Mère...


Photo, Némésis, déesse de l'équilibre et de l'équité dont la juste colère punit l'hybris.





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