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Sur la sauvagerie corse


À notre arrivée à Ajaccio à 7 heures du matin, il y a une semaine, nous avons commandé un grand crème et des croissants dans un café du port. La première page de Corse-Matin ne parlait que des élections régionales. La dernière page était consacrée à la dernière messe du dernier dominicain de l'île. J'ai repensé à ce village de Castagnicca dont, il y a 35 ans, une vieille femme, la dernière habitante, nous a supplié d'acheter sa maison en nous voyant débarquer avec les enfants.

La partie historique d'Ajaccio n'avait guère changé mais j'ai trouvé que le cours Napoléon ne vieillissait pas très bien. Les cinémas Empire et Laetitia avait fermé et la rue Fesch était livrée au kitch commercial, tendance rose bonbon. C'est carrément la chienlit quand on arrive dans les quartiers Est de la ville bâtis à la diable sans plan d'urbanisme. Devant les immeubles, les voitures dans les flaques, car la pluie arrive enfin, les pubs géantes et les centres commerciaux. J'ai même été obligé de passer sous les fourches caudines de Géant Casino et de Leroy Merlin ! S'il vous plaît, mon lecteur, reportez-vous à mon billet du 26 septembre consacré à la défense du Commun.

Avons traversé une douzaines de villages comme Riventosa di Venaco et Morosaglia, patrie de Pascal Paoli. L'air très vif de la montagne soudain devenue violette avait surpris nos poumons à l'approche du col de Vizzavona perdu dans la brume, tandis que nos cœurs se serraient devant les volets de châtaignier fermés des hautes maisons de granit. De rares âmes traversaient la route pour s'engouffrer par une porte flanquée de stères de chêne.

Sur le marché de Corte, ville renaissante grâce à l'Université, il n'y avait que des courants d'air et un vieux couple à qui nous avons acheté les kakis de son jardin et qui se désolait sur ses petites filles devenues obèses à force de se bourrer de hamburgers au ketchup achetés dans le fast food embusqué à la sortie du lycée.

Combien de centaines de hameaux de montagne sont déjà la proie des ronces ? Combien de milliers de terrasses, dont les ânes remontaient la terre chaque printemps, sont retournées à la sauvagerie, révélées par les seuls incendies ? Combien de jardins, envahis par une herbe d'un vert criard dont la seule vue agace les gencives, où ne poussent plus que des frigos éventrés et des bouteilles de javel, de lait entier ou semi-écrémé, de white spirit, d'huile de vidange, etc. ? Il est trop tard pour la résilience ! La civilisation agro-pastorale apparue au néolithique est condamnée par la civilisation industrielle depuis un siècle. Toute résistance est inutile.

Soutenue à Corte ce jeudi, la très bonne thèse de Ferdinand Laignier Visages et Masques de l'insularité donne à penser que le temps de la Riacquistu a cédé la place à celui du désenchantement. Les étudiants sont déchirés, m'ont dit mes collègues entre l'impossible fidélité à leurs racines et l'attraction de la société moderne.

Je pense à William Morris dont l'originalité parmi les penseurs socialistes du XIX° siècle était d'aborder le problème social du point de vue de la beauté de la vie quotidienne. Les Beaux-Arts, c'est bien joli, mais les arts appliqués sont peut-être encore plus importants : mobilier, habitat, vêtements, voies et moyens de transport.​ J'ajouterai les aliments comme un fromage de brebis qu'on prendrait pour un pavé, un pain de petit épeautre ou un kaki du jardin Écologiste avant la lettre, William Morris aimait la terre et affirmait, il y a un siècle et demi, que la beauté résidait dans la simplicité et dans la nature. Il protestait contre les falsifications en tous genres et prônait l'éducation esthétique des pauvres.


La Corse a beau se paupériser, c'est elle qui possède le nombre le plus élevé de grandes surfaces par habitant ! Les politiques accordent à tort et à travers les permis de construire réclamés par ceux qui les ont élus. Les villas en mauvais agglo mal crépi grimpent à l'assaut des collines. Un mauvais livre ou un mauvais tableau, on peut le fiche au feu, disait Jacques Tantot, mais quand une vallée est défigurée, c'est pour les siècles des siècles.

Alors, soyez régionalistes, nationalistes, autonomistes, indépendantistes, de droite ou de gauche, tout ce que nous voudrez, oh, citoyens du grand peuple corse à l'identité fière, mais sachez qu'en tant que simple visiteur, mon cœur a hurlé et saigné en voyant le résultat de vos basses combinaisons politiciennes. En traversant les zones périphériques, résidentielles et commerciales, d'Ajaccio, de Bastia et d'ailleurs, comment peut-on ne pas être obsédé, par la recherche d'une terza suluzione entre la chiennerie spéculative des plaines et la désertification des montagnes ? Où est la pire sauvagerie ? Pensez un peu plus à William Morris, par pitié, amis corses, si vous êtes si attachés à votre terre !


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