Naphta et Settembrini

Mon billet du 17 août dernier consacré à la délicieuse expérience de cristallisation réalisée par Hans Castorp sur la personne de Clawdia Chauchat attendait d'être complété par un commentaire de la grande polémique qui oppose Naphta et Settembrini, le jésuite et le franc-maçon. Compte sera ainsi rendu des deux foyers de la magistrale ellipse qui a pour nom La Montagne magique, le roman, magique lui aussi, de Thomas Mann.
Settembrini, c'est nous. C'est un humaniste qui croit en la démocratie, en la science, en la raison, en la liberté, aux bienfaits de l'éducation, à la nécessité des réformes sociales, à l'hygiène. Il milite pour l'abolition de la peine de mort. L'obscurantisme médiéval est sa bête noire. Il est voltairien. Il vit dans le souvenir de son grand-père qui fut carbonaro et vécut la révolution de 1830 comme un nouveau commencement du monde. Sa foi en la culture émancipatrice de l'Europe l'éloigne du romantisme réactionnaire et sentimental ainsi que de l'Orient où il ne voit que régression et barbarie. C'est pourquoi il voit d'un mauvais œil l'attraction de Hans pour Claudia au visage si tartare : "Eh ingeniere ! Aspetti ! Che cosa fa ? Ingeniere, un po di raggione, sa ! Ma e matto, questo ragazzo !"
Aussi, "l'affreux petit Naphta", selon l'expression qui a tellement marqué mon cher Cyrille, ne semble fait pour plaire à personne. D'une "laideur corrosive", Naphta est un juif converti, fils d'un boucher rituel qui a péri crucifié dans un pogrom en Galicie. Devenu jésuite et professeur de langues anciennes, son mépris de la Renaissance, du Protestantisme et des Lumières l'amène à faire l'éloge de l'autorité, de l'obéissance, de la terreur même pour mater l'universel péché. Il se moque des droits de l'homme et se prononce en faveur des châtiments corporels comme la bastonnade. Il assure qu'on a tort de brandir l'analphabétisme comme une tête de Gorgone. Les paysans et les guerriers de jadis se passaient bien de livres ! Il chante les louanges de Catherine de Sienne qui trouvait un breuvage suave dans les cuvettes d'hôpital et de Sainte Élisabeth qui se faisait flageller par son confesseur, Conrad de Marbourg.
Je sens que vous détestez déjà Naphta, mon lecteur.trice !
Nous sommes pourtant obligés de le prendre un peu plus au sérieux si nous considérons les raisons pour lesquelles il déteste le monde moderne et ce qu'il appelle la conception bourgeoise de la vie. Il attaque à fond l'individualisme, la propriété privée, ce fruit empoisonné du péché, l'usure, les banque italiennes de la Renaissance, l'économie politique anglaise, bref, le capitalisme, puisqu'il faut l'appeler par son nom. Tout cela est impardonnable ! À quand, la dictature du prolétariat ? Balzac, il y deux siècles était exactement sur la même position, Houellebecq aussi aujourd'hui.
Alors, qui est de droite ? Qui est de gauche ? Settembrini, l'homme de gauche serait-il, en réalité, à droite, un vulgaire bourgeois, et Naphta, le noir réactionnaire, serait-il finalement un révolutionnaire d'extrême gauche ? Il faut que notre logiciel politique soit bien défectueux pour s'affoler ainsi. Disons plutôt que Settembrini représente l'opinion dominante depuis deux siècles, le choix du libéralisme sous toutes ses formes, et que Naphta révèle la face cachée du libéralisme, c'est-à-dire l'individualisme. La liberté et l'égoïsme ne sont peut-être pas si différent.e.s...
La critique de l'individualisme réunit deux partis qui semblent opposés, le parti réactionnaire et le parti révolutionnaire, mais qui ont en commun le désir de reconstituer une communauté humaine, avec la nuance que le premier cherche son modèle dans la tradition alors que le second l'imagine sur une tabula rasa.
Thomas Mann renvoie les deux polémistes à leur rhétorique. Hans Castorp dont ils se disputent l'éducation les renvoie dos à dos dans son rêve du chapitre Neige et à travers la haute silhouette de Mynherre Peeperkorn. De toute façon la Grande guerre engloutira tout le monde...