La Chute de Toulon et La Gueule du loup
En 1949, Roman Jakobson avait distingué dans l'écriture fonction poétique et fonction référentielle. C'est vrai, un roman sans style, c'est comme un bon repas sans vin ou comme un homme sans moustache ! Le malheur, c'est que Jakobson ne s'est pas contenté de distinguer, il a opposé les deux fonctions, et le plus fort, c'est que les professeurs de l'université l'ont cru ! Le résultat, c'est qu'ils enseignent à leurs étudiants que la réalité extérieure n'a aucune importance et qu'il n'y a que l'écriture qui compte, ce qui me fait, à moi, l'effet d'un café trop sucré, bon à vider dans l'évier ! Mais eux, ces professeurs, quand ils s'expriment, ils utilisent un vocabulaire technologique à prétentions scientifiques, bourré de mots grecs, et pas du tout poétique !
C'est pour ça que, dans mon billet du 4 octobre, j'ai apprécié la définition de la stylistique proposée par Philippe comme discipline transversale, entendons qui soit un trait d'union entre un contenu et sa mise en forme. C'est aussi pour ça que Michel Houellebecq est si méprisé à l'Université, lui qui répète à la suite de Schopenhauer que le secret d'un bon style, c'est d'avoir quelque chose à dire.
J'en prendrai deux exemples. J'ai déjà exprimé le 18 octobre mon plaisir à lire le roman d'Alain Leroux, De Vaugines à Cucuron. Je crois que j'ai encore préféré La Chute de Toulon car on y trouve autant de style, mais davantage de fond. Encore un roman policier dont les personnages sont saisis avec une constante ironie. L'intrigue est, en un sens, un peu trop bien ficelée mais peu importe. Tout se joue dans l'écriture, mais cette fois, l'écriture est au service d'une morale.
À Toulon, tout n'est que trafics, affaires et corruption. D'efficaces métaphores sont là pour le dire. De la démocratie, on ne verra "que le bout du sein avant de tout faire disparaître derrière le rideau". À force de "tirer sur la corde républicaine", le Front national finit donc par remporter la mise car, "selon la formule péraldienne, Tire la chevillette et la bobinette cherra". Quand les trois plus gros barons de Toulon sont occupés à se chauffer le ventre sur un banc du quai Cronstadt et que celui du milieu prononce tout à coup : "Je vais présenter une liste FN", Alain Leroux commente : "Le silence sonna creux" pour donner à entendre la stupéfaction des deux autres dont tous les calculs politiciens sont dérangés. Excellent, ce silence qui sonne creux ! Autre formulation de l'ange qui passe.
Ce roman m'a aussi aidé à savoir ce qu'était au juste une épectase. Chez les chrétiens, c'est une tension et un progrès de l’homme vers Dieu, dit Wikipédia, mais chez Alain, c'est un décès pendant l'orgasme. L'université est en effet bien satirisée quand son doyen abuse de sa toge pour dissimuler les privilèges qu'il reçoit de son assistante en mal de promotion. Je n'avais pas aussi bien ri sur le sujet depuis Soumission de Houellebecq et depuis Un tout petit monde de David Lodge.
Mais il n'y a pas que des pourris à Toulon. Il y a aussi une prostituée sur le retour mais au grand cœur, un vieux prêtre charitable et un grand Noir juste immigré, bien perdu dans ce barnum. La prostituée parle cash, comme il se doit, et s'écrie devant le beau médecin martiniquais qui lui annonce qu'elle a le sida : "Oh putain ! C'est une maladie de nègres et de pédés !" Cela ne l'empêche pas, de son lit d'hôpital, d'ouvrir ses bras à Idriss :"Viens là, mon grand négro, dit-elle avec aussi peu de surprise de voir ce grand trou noir au milieu de sa chambre que si elle l’avait quitté des yeux cinq minutes plus tôt." Pas mal, le coup du grand trou noir, non ?
Mon autre exemple est un film italien, une révélation que je dois à Mireille, La Bocca del lupo. Face à Toulon, Pietro Marcello a filmé le port de Gènes et son sous-prolétariat. C'est la rugosité pour ne pas dire le brutalisme qui définit ce film sinistre et merveilleux. Brutalisme des destins sociaux des personnages, brutalisme des matières du port de commerce, des cargos et des rails à la casse, des docks, quais et chantiers la nuit, des basses arcades des rues et des coupe-gorge. Brutalisme de l'image toujours gravement sous-exposée. Brutalisme des voix rocailleuses d'un repris de justice et de sa compagne transsexuelle, sa garce, sa connasse.
En fond de ce film très évangélique, une pathétique cantate de Dietrich Buxtehude ! Membra Jesu Nostri, Les sept plaies du Christ :
Manus sanctae, vos amplector,
Et gemendo condelector,
Grates ago plagis tantis,
Clavis duris guttis sanctis
Dans lacrymas cum oculis.
Saintes mains, je vous embrasse,
Et je me délecte en gémissant,
Je rends grâce pour tant de plaies,
Pour les clous durs, pour les gouttes saintes,
Et je les embrasse en pleurant.