Homère féministe
Cette semaine sera homérique : féministe d'abord, Homère sera ensuite vu comme chrétien puis comme psychanalyste.
Mais un mot d'abord de Praxitèle. Élie Faure a des accents dignes de Michelet pour évoquer la délicatesse sensible de Praxitèle en contraste avec la "sculpture philosophique" de Phidias :
Praxitèle est l'Euripide de la sculpture. On oublie la charpente profonde pour caresser par le désir la surface des formes. Le statuaire grec, pour la première fois, dévoile tout à fait la femme. Ces grandes formes sanctifient le paganisme tout entier, comme plus tard, une mère penchée sur le cadavre de son fils humanisera le christianisme. Praxitèle nous a appris la fragilité émotionnante du ventre, des flancs, des seins. Il est impossible de voir certaines de ces statues brisées où le torse seul ou les longues cuisses survivent seules sans être déchiré d’une tendresse sainte. (Histoire de l'art, Poche, 1972)
Le chef d'œuvre de Praxitèle est l'admirable Aphrodite de Cnide, premier nu intégral de notre histoire. Il est vrai que le temps, ce grand sculpteur, comme dit Victor Hugo, a privé cette femme des bras qui auraient pu défendre sa pudeur. Cette Aphrodite n'est pas une jeune fille, a pertinemment commenté Absa, c'est une femme qui a déjà eu un enfant. De quelle délicatesse a été capable le burin du vieux sculpteur ! Le modèle a pu être Phryné, la belle courtisane qui était aussi sa maîtresse, bien éloignée, certes, de la vierge Marie. N'importe ! seul compte le regard de l'artiste qu'Élie Faure compare à celui des admirateurs de Marie et à celui d'Euripide, celui des trois grands tragiques qui voit la vie du point de vue des femmes. Mais Euripide lui-même, où l'a-t-il prise son inspiration, sinon d'Homère qui lui fournit la plupart de ses sujets ?
L’Iliade, en effet, c’est beaucoup la guerre vue du côté des femmes. Quand Hector est poursuivi par Achille, Homère remarque qu’il passe auprès du lavoir où les jeunes filles allaient laver les belles étoffes aux temps de la paix.
Troie est comparée à une captive à qui le vainqueur arrachera ses voiles. Tolstoï dira de même après la prise de Moscou par Napoléon qu’"une ville occupée par l’ennemi ressemble à une fille qui a perdu son honneur". On imagine trop les soudards et les ivrognes. Le rêve des Achéens est de délier le voile saint attaché au front de Troie. Ce n’est pas qu’une image ; les guerriers grecs rêvent « de dormir avec la femme d’un Troyen et de venger ainsi les sanglots d’Hélène ». Ce qu'ils feront. Qu’on pense au sort d’Andromaque, réduite en esclavage, « des bras d’un grand époux tombée », comme dira si bien Baudelaire dans Le Cygne en une cascade d'adjectifs que j'ai souvent comparée devant mes étudiants au landau qui dévale les escaliers d'Odessa dans Le Cuirassé Potemkine avant d'être précipité dans le port...
Quand un héros reçoit une flèche ou une javeline entre les omoplates, à l’aine ou à la clavicule, Homère, signale souvent, avec des accents que retrouvera Victor Hugo, qu’il vient d’être arraché à ses vieux parents qui n’avaient plus qu’un fils ou à une jeune femme juste mariée.
Conclusion ? Je suis perplexe. Les anciens Grecs étaient certainement un peuple machiste qui enfermait les femmes au gynécée, comme tous les Méditerranéens du reste. Force est pourtant de constater que, comme dans la marine anglaise, un fil rouge fort délicat réunit Homère à Praxitèle en passant par Euripide. Je n'ai jamais lu d'explication convaincante de ce fait. J'aurai à faire un billet sur Jésus féministe. Si vraiment Homère et Jésus furent féministes, alors, les deux sources de notre culture sont aussi deux ressources.
Photos : l'Aphrodite de Cnide de face et de dos, vers 320 av. J-C, copie romaine, musée du Louvre