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Le papillon, la bouteille et le panier à fumier

Du point de vue formel, n'importe quelle mauvaise idée qui passe par la tête d'un homme est plus élevée que n'importe quelle production de la nature car elle possède plus de spiritualité et de liberté. (Esthétique, Poche, 1997, t. 1, p. 52)


En disant cela, Hegel affirme que la beauté de l'art est a priori supérieure à la beauté naturelle. Combien je lui préfère le point de vue de Montaigne :


Ce n'est pas raison que l'art gagne le point d'honneur sur notre grande et puissante mère nature. Partout où sa beauté reluit, elle fait une merveilleuse honte à nos vaines et frivoles entreprises. Tous nos efforts ne peuvent seulement arriver à représenter le nid du moindre oiselet, ni la tessiture de la chétive araignée. (Essais, 1, 31)


Il faut pourtant reconnaître que cette discussion est engagée sur un quiproquo ! Montaigne parle de l'art au sens ancien qui incluait l'artisanat. Ainsi, l'architecture et la maçonnerie prolongent le nid de l'oiseau ou la toile de l'araignée. Hegel, lui, parle de l'art comme imitation, comme représentation de la nature, disons au second degré. Pensons à la peinture ou à la littérature.

Pour en rester aux arts appliqués, dira-t-on que notre technologie a fait de merveilleux progrès depuis que fut construite la rude tour où écrivait Montaigne sans électricité, sans climatisation, sans sanitaires, sans ascenseur, sans internet, etc ? Peut-être, mais sans oublier que notre technologie est en train de scier la branche sur laquelle... ! Obsédant débat. Je mettrai plutôt l'accent sur la continuité qui unit le geste de Dame nature, entendons l'évolution biologique, et celui de l'architecte et du designer. L'utile, le commode, le pratique sont leur grande idée commune.

Dans un des premiers dialogues de Platon, Socrate se demande ce qu'est un beau panier à fumier et répond que c'est un panier conforme à son usage, d'une contenance ni trop lourde ni trop insuffisante, qui ne versera pas sur vos pieds en chemin, etc. L'humilité ironique de l'exemple recoupe bien le point de vue de Montaigne et met l'accent sur le critère de fonctionnalité commun à tous les ingénieurs à commencer par le grand architecte de l'univers qui a calculé la robe des papillons comme celle de tous les insectes et des fleurs non pas pour plaire à notre regard comme le croyait Théophile Gautier, mais comme les guerriers et les coquettes qui se parent pour descendre dans l'arène, c'est-à-dire pour terrifier, séduire, tromper, etc. Question de vie ou de mort dans tous les cas !

Je prendrai un autre exemple moins élégant que le papillon mais plus relevé que le panier à fumier (lequel, par parenthèse engraisse le jasmin dont s'enivre l'abeille). Qui chantera la beauté de la bouteille ? Cette beauté anthropomorphe est toute d'utilité. Le diamètre pour la main. Le cul alourdi pour la stabilité (et la triche). Le ventre pour contenir. Le goulot pour verser. Le col renforcé pour supporter la pression du bouchon. La contenance propice à un petit repas entre amis. La granulométrie zéro pour éviter l'adhésion du liquide. L'opacité pour arrêter la lumière tout en laissant juger de la quantité disponible. S'il existe des variantes, Bordeaux, Bourgogne, Alsace, etc., il reste que les Magnums et les 50 centilitres sont des monstres.

(À suivre)

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