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Lanson et Barthes


Relire La Mort de l’auteur 50 ans après, c’est découvrir qu’un procès révolutionnaire expéditif fut bâclé en quelques lignes contre l’auteur, lequel fut condamné à mort pour collusion avec la bourgeoisie et exécuté sur le champ. La révision de ce procès inique n’a pas été vraiment faite. L’acte d’accusation de Roland Barthes reposa sur une idéologie radicale mêlant Marx et Foucault. Barthes écrit : « Il est logique qu’en matière de critique littéraire, ce soit le positivisme, résumé et aboutissement de l’idéologie capitaliste, qui ait accordé la plus grande importance à la « personne » de l’auteur. » L’auteur est désigné comme un bourgeois, né à la fin du Moyen-âge, auquel on accrocherait abusivement une psychologie, des biographies, des interviews. Contre cet abus, « l’écriture libère une activité que l'on pourrait appeler contre-théologique, proprement révolutionnaire ». L’auteur une fois liquidé, Barthes hypostasia l'écriture en affirmant que tout commence avec l’énonciation, ce « processus vide » et que « l’intériorité est une superstition ».

Seule l’ivresse du tournant des années 60/70 peut expliquer qu’une opinion aussi extravagante ait pu trouver l’écho formidable qui fut le sien. Barthes revint lui-même en partie sur ces affirmations, mais le mal était fait. Nous vivons sur l’idée définitive dans les études de lettres que l’analyse des passions, celles de l’auteur comme celles de ses personnages, c’est mauvais, bon pour le café du commerce, selon la formule rituelle. Quant à la dimension historique de la littérature, elle est pratiquée a minima dans nos sujets de dissertation et dans les concours.

Mais il y a un deuxième mort dans l’affaire, c’est l’immense Gustave Lanson qui fut désigné à la vindicte universitaire comme un esprit étriqué et sclérosé, certainement réactionnaire, absolument infréquentable. Je suis le premier à reconnaître que certaines pratiques érudites et ânonnantes avaient absolument besoin d’être revues de fond en comble en 1968. Mais le grand Lanson, fondateur de l’histoire littéraire, fut pris comme bouc émissaire. On disposa de lui sans le lire. Barthes affirme que toutes les histoires littéraires ne sont qu’une succession de monographies. Cela montre juste qu’il n’a connaissance ni de la magistrale Histoire de la littérature française de Lanson, ni de ses textes théoriques pourtant réunis par Henri Peyre en 1965.

La réhabilitation de Lanson a été entamée par Antoine Compagnon et par Luc Fraisse, mais personne ne le lit. D’ailleurs il n’est plus réédité depuis la guerre.

L'impulsion donnée par Barthes et Foucault au structuralisme en 1968 n’avait pas pour seule raison une juste colère contre la sclérose des études de lettres. Elle participait plus profondément de la radicalité et de l’exaltation de la pensée française dans les années 60 et 70, radicalité et exaltation elles-mêmes indexées sur les révolutions en cours en URSS, en Chine, à Cuba. On qualifiera d’ivresse anthropologique l’ambiance de ces années-là, c’est-à-dire la croyance en la possibilité d’une reconstruction de l’homme a nihilo. Sous un quiétisme apparent, le structuralisme de Barthes avait pour complément une fascination, commune à l’époque, pour le socialisme tel qu’il se mettait en place en URSS et en Chine. Cette ivresse n’a pas encore trouvé ses historiens et ses analystes, peut-être parce qu’elle n’est pas encore complètement purgée.

Si on veut parler de révolution, il faut commencer par évoquer celle des études secondaires et universitaires menée par la Troisième république à partir de 1877. Contre un enseignement de classe initiant à une culture élitiste, Seignobos et Lanson voulurent promouvoir une éduction démocratique. Les enfants de la bourgeoisie se réfugièrent dans les écoles libres. En 1898 seul Lanson était dreyfusard parmi les professeurs de lettres de la Sorbonne. Il collabora à L’Humanité de Jaurès en 1904. Il s’engagea dans les Universités populaires qui s’efforçaient, après l’affaire Dreyfus, de donner une éducation à des adultes nés trop tard pour bénéficier de l’enseignement gratuit institué par Jules Ferry. Lié au dreyfusisme, à la République et au socialisme, Lanson fut durement attaqué par la droite bonapartiste et royaliste.

Lanson se réclamait de Charles Perrault qui considérait la culture comme un fleuve et de Germaine de Staël qui ouvrit le XIX° siècle avec le livre qui voulait rivaliser avec L’Esprit des lois de Montesquieu, De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales. Qu’a fait Lanson ? Il a aboli la classe de rhétorique en 1902. Contre l’admiration figée des Anciens, il a rétabli le mouvement, c’est-à-dire la vie, en littérature. Les mots clés de sources et d’influences disent bien le caractère fluide du lansonisme, sorte de carte hydrographique des grands cours d’eau de notre culture avec ses affluents successifs. L’histoire littéraire fut à Boileau ce que fut Darwin au fixisme de Linné.

C’est en réalité une contre-révolution qui fut initiée par Barthes quand fut restaurée la synchronie au détriment de la diachronie !

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