Le laid fait exprès
Hier, en visitant le musée d'art contemporain en plein air de Château La Coste, j'ai dit : Ici, rien ne me repousse, c'est déjà ça. Vincent m'a interpellé :
V : Papa, tu devrais faire attention, tu portes sur l'art contemporain des jugements méprisants ! J'ai plein d'amis qui travaillent dans ce secteur et que ça passionne. Tu ne peux généraliser comme ça !
B : Je te donne entièrement raison : je ne devrais pas dire l'art contemporain comme si c'était homogène. Quand j'utilise cette expression, je vise en réalité ses courants dominants. Alors, distinguons, justement. Je vois quatre tendances principales dans l'art contemporain que j'appellerai, le trash, le kitch, le brutalisme et la techno fun. Ici, à Château La Coste, je vois surtout du brutalisme, par exemple ce cube de pierres grossièrement taillées de différentes teintes, et le techno fun, par exemple ce gong géant qui vibre quand on tire la corde. C'est très bien fabriqué. Cela m'intéresse quelques instants, sans plus.
V : Tu es ironique ! Moi, j'ai vu un tas d'exposition qui m'ont beaucoup plu.
B : Je me répète, ne généralisons pas, mais ça ne nous empêchera pas de faire des évaluations. Il faudrait juger au cas par cas et je pense qu'on serait peut-être d'accord. Quand on est allé à Lisbonne et qu'on a voulu visiter le site de l'exposition universelle, il y avait sur le rond-point central une sorte de schtroumpf géant bleuté, à moins que ce ne soit un martien avec des antennes d'escargot. J'ai été agressé, je l'avoue, par tant de sotte puérilité offerte à la méditation de millions de visiteurs. L'Europe n'a-t-elle vraiment rien de plus à dire au monde ? Alors, elle peut mourir. Pareil quand j'ai vu devant le palais de papes à Avignon un éléphant posé en équilibre sur la pointe de sa trompe, les quatre pattes en l'air. Les gens photographiaient ça, l'air content et satisfait ! Voilà pour des exemples de kitch. Pour le trash, je pense au vagin de la reine exposé à Versailles ou au plug anal exposé place Vendôme. Et il y a bien pire...
V : Tu es intolérant. Qu'est-ce que ça te fait, s'il y a des gens que ça amuse ?
B : Attention, c'est financé avec l'argent public et les choix ont été faits sous l'autorité de l'État. La puissance publique s'aligne sur le goût promu par le marché. Côté marché, le plus coté sur Art price, c'est Damien Hirst, auteur d'un veau coupé en deux dans du formol, d'un requin en décomposition et d'une femme enceinte dépecée.
V : Damien Hirst, tout le monde le critique, ce n'est pas un bon exemple.
B- Au contraire, c'est le number one suivi par des milliers d'imitateurs dans le monde entier. Lui-même d'ailleurs est un lointain imitateur de Duchamp. Ce qui m'irrite, c'est quand on veut me faire passer une imitation d'imitation d'imitation pour une nouveauté révolutionnaire. Le laid fait exprès me déplaît autant que le beau fait exprès. Je ne suis pas un enfant de chœur, la transgression ne me fait pas peur, ni le trash en lui-même. Je me régale depuis longtemps avec la scène érotico-scatologique du Hussard sur le toit où Angelo frictionne Pauline qui se vide par tous les orifices ou avec le gros bébé abandonné sur une table comme une motte de fromage blanc dans une maison ravagée par le choléra.
V : Alors qu'est ce qui te plaît dans l'art contemporain ?
B- J'aime parfois bien le brutalisme dans son matérialisme fondamental. Deux œuvres m'ont durablement frappé, un gigantesque éboulement de boulets de terre marrons et noirs exposé au Palais de papes et une bibliothèque incendiée dont les volumes noircis étaient figurés par du plomb enduit de goudron, ou quelque chose comme ça. C'était fort !
V : Est-ce que tu ne crois pas, qu'à toutes les époques, il y a eu des artistes conventionnels, mais ce ne sont pas ceux-là qu'il faut regarder ?
B : Bien sûr, la querelle des Anciens et des Modernes se rejoue à chaque génération. Il a fallu trois siècles pour se débarrasser d'une esthétique gréco-romaine usée jusqu'à la corde et qui faisait obstacle à une renaissance. Je dirai qu'aujourd'hui, une grande partie de l'art contemporain occupe la place des Anciens.
V : C'est le contraire ! Il n'y a que toi pour penser ça !
B : C'est que je suis un précurseur... Nous célébrons cette année le centenaire de la provocation de Marcel Duchamp, l'inventeur de l'art contemporain. Ça ne nous rajeunit pas !
V : Et alors, c'est qui, les Modernes, d'après toi !
B : Je n'en ai pas la moindre idée. On les attend avec impatience et curiosité les novateurs du XXI° siècle.
V : Je croyais que tu avais commenté une exposition d'art contemporain à Montpellier ?
B : Ah ! L'exposition de Charlotte et Emmanuelle ! Elle répondait à la conception que je me fais de l'art : la vie qui s'adresse à la vie. Le sujet était la défense d'une économie naturelle au moment où nous souffrons d'une logique commerciale débridée. Il y avait beaucoup de terre cuite ou crue, de racines, de chanvre, de chaux, etc. J'ai spécialement remarqué une œuvre composée de débris recyclés tirés de nos poubelles. Une autre montrait des bidons ou des bouteilles d'eau minérale dans lesquelles avaient été vitrifiées des piles électriques ramassées dans la nature. Tu sais combien de millions d'années il fait pour qu'une pile cesse de polluer ?
V : Alors tu proposes d'en revenir à l'art engagé ?
B : Je dis juste que l'art nous fait perdre notre temps s'il ne s'adresse pas à notre sensualité, à notre intelligence et à notre affectivité. Aujourd'hui, où la patrie est en danger comme elle ne l'a jamais été, l'art peut-il se désintéresser de la convivialité ? À propos, elle te laisse quoi comme impression, cette exposition, finalement ?
V : Bof ! Je crois que je me suis un peu ennuyé...
Photo : le cabanon de Momo juste sorti du four.