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Vous êtes végétarien ?


Ce texte complètera celui de Michelet sur les animaux. Pierre Leroux l'a écrit pendant son exil d'une dizaine d'années à Jersey après le 2 décembre 1851. Il me semble que la vision de Leroux est propre à enrichir la méditation que nous avons tous sur la question de la condition faite aux animaux et sur la légitimité que nous avons à consommer de la viande :


Regardez cette mer… Comme elle est charmante ! Elle est douce comme un mouton, caressante comme un chien ; elle vient jusqu’à mes pieds, les lèche, et se retire ; Dieu lui a dit : « Tu iras jusque‑là, tu n’iras pas plus loin. » Eh bien, l’autre jour, il m’a pris fantaisie de m’avancer en bateau jusqu’à ce rocher noir que vous voyez là‑bas, près des Minquiers, là où le flot se brise et jaillit en écume. Qu’ai‑je trouvé ? Les cadavres de deux hommes qu’une troupe d’affreux homards était en train de dévorer. La mer s’était mise en colère, et avait englouti je ne sais combien de navires. Est‑ce donc pour apprêter une nourriture abondante et délicate aux homards que la mer s’est irritée ? [...]


Aux lambeaux qui restaient de leurs vêtements, il était facile de reconnaître que c’étaient des matelots ou des pêcheurs. Voilà l’injustice dans le monde ! Et puis enfin ces deux pauvres hommes avaient peut‑être des enfants ; ou bien ce sont leurs vieux parents qui les ont attendus et pleurés. Voilà la cruauté ! [...]


Car enfin, voilà le fond du problème. Vous ne pouvez vivre sans manger, et tous les êtres sont comme vous : tous ! je ne dis pas seulement les animaux, je dis les plantes ; je ne dis pas seulement les plantes, je dis les pierres ; je ne dis pas seulement les pierres, je dis les éléments.


Porphyre est plaisant avec sa plainte pythagoricienne contre ceux qui mangent de la chair ; les brahmanistes, les bouddhistes, et les légumistes actuels, sont étranges. Je les conçois, néanmoins : ils veulent faire le moins de mal possible ; ils sont sensibles, et ils ne veulent manger rien de ce qui leur paraît avoir de la sensibilité. Mais feront‑ils que la loi n’existe pas ? Feront‑ils que le vitriol ne mange pas le cuivre ?


C’est cependant de cette loi de manducation, et, par suite, de destruction universelle et de carnage réciproque, que tout doit être sorti, le monde physique et le monde moral, la nature et l’humanité. Car cette loi est, il n’y a pas à en douter ; elle est générale, absolue ; elle est primordiale, elle est divine.


Manger, voilà la loi primitive, l’origine et la clef de tous les phénomènes. Les Anciens l’ont bien compris, et leurs langues l’ont bien exprimé. Esse, être, disent toutes ces langues ; esse, manger, ajoutent‑elles. Le même mot signifie à la fois être et manger.


Mais manger, c’est tuer, c’est dévorer, c’est être cruel, c’est être assassin. Donc exister, c’est être cruel et assassin. Tous les poètes répètent cette plainte : « Je ne puis faire un pas, je ne puis respirer sans donner la mort à une foule d’êtres. »


De Maistre (c’est un poète aussi que de Maistre) ne voit dans l’univers entier qu’un charnier, une boucherie, une cuisine ; il n’y voit pas même la salle à manger, où l’odeur du meurtre a disparu, où l’on n’a plus que le goût des mets sans les préparatifs.


Je tire de cela deux conclusions. D'abord, si la condition animale dans les élevages est un vrai sujet de préoccupation, par contre le végétarisme est une position irréaliste. Même si elle peut se justifier à titre personnel. Ensuite, le sujet, autrement grave, auquel nous sommes affrontés aujourd'hui, c'est la disparition des espèces, à commencer par les abeilles. Si l'alimentation carnivore ne viole pas la loi de la nature, la disparition des espèces la viole de la façon la plus radicale. Ne pas se tromper d'échelle.


Photo : vache en carton pâte réalisée par Vincent.

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